Plus Jacob parlait, plus Nicolas était persuadé que Savage était leur homme. L’âge, le profil, les voyages à travers le monde… De nombreux éléments de sa personnalité correspondaient. Le Sud-Africain paraissait à la hauteur pour endosser le costume de l’Homme en noir.
— … Dans un centre de recherche vétérinaire situé à quinze kilomètres de Pretoria, Savage va diriger une centaine de personnes dans des laboratoires de sécurité de niveau 3 et 4. Tout au long du projet, il ne donnera que des ordres verbaux. Officiellement, le projet Coast n’existe pas.
Jacob remit son écran en place. Il avait les yeux injectés de sang.
— On l’a surnommé le « Docteur la Mort ». Savage avait des obsessions : anéantir toujours plus, avec efficacité. Vite et bien. Se prendre aussi, quelque part, pour Dieu en jouant avec les armes de la nature. Il est l’exemple même de la dérive scientifique. En plus d’essayer de manipuler génétiquement des micro-organismes, comme la toxine botulique, les gangrènes, le charbon, la peste, Savage a cherché à créer des armes biologiques ethniques.
— Vous voulez dire des microbes qui ne ciblent que les populations noires ?
— Exactement. Dans un but de stérilisation et d’extermination.
— Il y est parvenu ?
— Sans doute. Mais on a toujours le problème des preuves, des témoins. On sait qu’il a dirigé le SAMS, le Service médical de l’armée sud-africaine. Que ce service a fait de nombreuses recherches sur la mélanine, le pigment de la peau, qu’il a mené de nombreuses opérations clandestines. Que des villages entiers, coupés du monde, ont été décimés par des maladies foudroyantes, sans qu’il y ait jamais de preuves tangibles. Que dans certaines campagnes les enfants ne naissaient plus, que les mères étaient devenues stériles de façon inexpliquée. À cette période, des drogues comme l’ecstasy et le méthaqualone apparaissent massivement dans les centres-ville à forte population noire. On soupçonne Savage de les distribuer en quantité astronomique, d’arroser les dealers. Conséquence : les échanges sexuels se multiplient, le SIDA fait des ravages. Parallèlement, de nombreux opposants au régime d’Apartheid meurent dans des conditions douteuses. On pense à des empoisonnements qui ne laisseraient aucune trace, ou en tout cas qui n’étaient pas détectables à l’époque. Et chaque fois, l’ombre du « Docteur la Mort » plane, son nom est susurré du bout des lèvres…
Jacob s’arrêta de parler. Nicolas vit à quel point le scientifique était perturbé par ses propres propos.
— … À la fin de l’Apartheid, au début des années quatre-vingt-dix, quand le projet Coast sera démantelé, la plupart des agents infectieux étudiés dans les laboratoires haute sécurité d’Afrique du Sud auront disparu. Mais on découvrira un arsenal de trouvailles toutes plus originales les unes que les autres. Objets à but purement « expérimental », signalera Savage, utilisant des poisons, des toxines. Il y aura, entre autres, de la lessive en poudre explosive, des cannettes de bière ou du lait empoisonnés au thallium, des cigarettes contenant des spores d’anthrax, des parapluies contaminés au venin de mamba noir et… des chocolats au cyanure. Savage adorait ces petits « gadgets ».
Nicolas et Lamordier échangèrent un regard grave. Jacob secoua la tête.
— Je n’arrive pas à y croire. Savage est un personnage du passé, il aurait aujourd’hui 63 ans. Comment peut-il…
Il ne termina pas sa phrase, pensif.
— Il n’a pas été arrêté ? demanda Lamordier.
Jacob répondit avec un temps de retard. Son regard était perdu sur son écran. Aspiré par les yeux du Docteur la Mort. Il revint vers ses interlocuteurs.
— Si, au départ. Une commission « Vérité et Réconciliation » a été chargée de faire la lumière sur les années Apartheid et sur ce projet d’armement biologique. Savage a eu plus de quarante chefs d’inculpation contre lui, avec, entre autres, assassinats, kidnappings, empoisonnements, trafic de drogue, utilisation d’armes biologiques à but offensif, etc. Il a cumulé les pires déviances. Il a été traduit devant la Haute Cour de Pretoria, présidée, devinez, par un ancien magistrat blanc du régime de l’Apartheid…
— Forcément, ça aide.
— Savage répétera toujours que le projet Coast avait été développé dans un but purement défensif et niera avoir soutenu la moindre action offensive. Les questions cruciales de prolifération de matériaux dangereux, de recrudescence de maladies dans les populations noires, de transfert de savoir-faire à des groupes privés ou des régimes étrangers resteront sans réponse. Les microbes sont invisibles, il est vraiment très compliqué de rassembler des preuves. Pourtant, certains scientifiques engagés sur le projet Coast et placés sous la responsabilité de Savage confirmeront le caractère offensif de la mission. On retrouvera des documents confidentiels relatant les méthodes d’empoisonnement et d’assassinats, mais il ne s’agissait là que de… méthodes, justement, et non de preuves tangibles. Après trente mois de procès, Savage est acquitté et reçoit l’amnistie. L’État sud-africain fera appel devant la Cour suprême, mais cette dernière refusera un nouveau procès. Savage est aujourd’hui libre comme l’air.
Libre. Libre de voyager… Libre de continuer à répandre sa graine… Libre de rebâtir d’autres édifices diaboliques, ailleurs. Amérique du Sud, Europe… Nicolas en eut la nausée. Camille serait encore là, à ses côtés, si ce monstre n’avait pas été relâché dans la nature.
— Vous savez ce qu’il est devenu ? Où il se trouve ?
— Je l’ignore. C’était il y a plus de trente ans. Il a dû être protégé un certain temps par les services secrets africains, avec tout ce qu’il savait. Mais ensuite…
Lamordier se leva.
— Vous n’avez pas une photo plus récente ?
— Non.
— Vous pouvez me la donner ? Je vais la transmettre aux services de police polonais, ils détiennent un autre médecin impliqué dans l’affaire et qui a vu notre homme l’année dernière. Il pourra probablement l’identifier et certifier qu’il s’agit bien de lui. Je vais transmettre l’information à la DCRI, à l’armée, lancer des requêtes dans les fichiers, poursuivit le divisionnaire. On peut supposer qu’il était sur notre territoire il y a quelques jours. Il a forcément pris des avions. Maintenant qu’on connaît son identité, on devrait vite le retrouver.
Le divisionnaire tendit une main.
— Merci…
Jacob se leva à son tour et les salua.
— On se voit dans quelques heures, pour le résultat des analyses. Attrapez-le au plus vite, par pitié.
Lundi 2 décembre 2013
Tout s’accélérait dans le grand bureau depuis quelques heures.
Adamczak, le médecin polonais, avait formellement identifié Josh Ronald Savage malgré le masque qu’il portait sur le visage et la différence d’âge entre la photo et la réalité. Lamordier avait dans la minute fait remonter l’information à la tête de l’État. Tous les services, de l’Antiterrorisme aux Renseignements, étaient en train de grouper leurs efforts et de croiser leurs données pour retrouver l’individu au plus vite.
Franck était arrivé à 7 heures du matin et avait appris la nouvelle des lèvres de Nicolas devant la machine à café, avant même de mettre un pied dans l’ open space . Josh Ronald Savage… Sud-Africain qui avait probablement déjà tué des milliers de personnes durant le développement du programme biologique sud-africain.
Sharko porta sa tasse de café à ses lèvres.
— Tu tiens le coup ?
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