Sharko écrasa son index sur les photos de la lettre de peau.
— J’ai échoué, à l’époque, avec les populations noires , nous raconte-t-il dans la lettre. Il cite, dans ses échanges avec ses complices, des Nègres qu’il assassine, empruntant des énigmes à la Agatha Christie. On peut supposer très fort qu’il a dû mettre en place une organisation criminelle d’envergure qui concerne le peuple noir. Des Noirs qui meurent d’empoisonnement.
— Il emploie le terme « Nègre », ajouta Bertrand Casu. Les Nègres désignent à l’origine les populations africaines.
— L’Afrique…
Les informations rebondissaient entre les quatre hommes. À chaque parole échangée, Sharko affinait le profil. Nicolas fixait le tableau et la complexe organisation que l’Homme en noir avait réussi à mettre en place sur le territoire français.
— Des scientifiques impliqués, de l’argent qui circule. Et ce, partout à travers le monde, depuis toutes ces années. Comment l’Homme en noir arrive-t-il à corrompre ces gens d’horizons si différents, si éloignés les uns des autres ? Comment a-t-il pu se retrouver en Argentine en pleine dictature ? Au fin fond de la Russie ? En Espagne ? Il faut des autorisations, des visas pour circuler dans ces pays. C’est comme s’il était invisible, comme s’il était tout ce qu’il y a de plus perverti, de plus corrompu en chacun d’entre nous. Juste une silhouette qui rassemblerait nos idées, nos déviances les plus obscures, et qui disparaîtrait dès qu’on la regarde d’un peu trop près.
Sharko agita son carnet.
— Sauf qu’il existe vraiment. Qu’il est aussi humain que toi et moi. Et qu’il a des failles, lui aussi.
— Des failles ? Et on a mis combien d’années à les trouver, ses failles ?
— Elles existent. C’est l’essentiel.
Sur ces réflexions, Nicolas répondit à un appel téléphonique. Il raccrocha quelques secondes plus tard.
— Je file juste à côté. L’examen des Post-it se termine et, visiblement, ils ont quelque chose.
Jacques Levallois se leva. Nicolas lui fit signe de se rasseoir.
— Ça va ! C’est juste à côté, OK ?
— Je dois t’accompagner. Ce sont les ordres de Lamordier et…
Mais Nicolas était déjà sorti.
Dans les locaux de la police scientifique, section Traces et Documents, Nicolas avait les yeux rivés sur l’EDD, l’Electrostatic Detection Device, une grosse machine cubique de la taille d’une photocopieuse qui permettait de détecter les foulages, c’est-à-dire la pression exercée par une mine, par exemple, sur des documents.
L’examen était assez complexe. Le premier Post-it du bloc avait été placé sur un plateau en bronze poreux dans des conditions d’humidité et de température réglementées. S’ensuivait une série de manipulations — placage du document par une pompe aspirante, électrisation de la feuille, pulvérisation d’une poudre révélatrice qui se déposait dans les dépressions du papier — qui devaient révéler la présence d’un foulage ou pas.
Le technicien était en train de recouvrir le Post-it d’un adhésif transparent pour fixer le foulage.
— Ça a bien fonctionné. Les traces sont très claires et ne laissent place à aucun doute. Voici ce qu’a noté votre homme sur le Post-it précédent.
Nicolas observa l’échantillon avec précaution. Des coordonnées GPS étaient présentes.
11°23’40.40"N
142°38’48.38"E
Il ressentit une profonde jouissance, un feu qui ranimait les flammes, qui lui prouvait que sa traque n’était pas vaine. Comme disait Sharko, ces hommes-là avaient des failles, et c’était comme si leur édifice était en train de s’effriter. Il recopia méticuleusement les coordonnées. Le Post-it allait rester dans un sachet à scellés pour s’ajouter aux pièces à conviction du dossier, tout comme cette lettre de peau qui serait, elle aussi, passée au crible.
Nicolas remercia le technicien et retourna au 36. Sharko le vit foncer vers son ordinateur.
— Alors ?
— J’ai.
Nicolas lança GoogleEarth, un logiciel puissant qui permettait de naviguer de façon très précise sur n’importe quel endroit de la planète, notamment à partir de coordonnées GPS. Les hommes prirent place derrière lui. Quatre paires d’yeux fatigués étaient désormais rivées vers le globe terrestre, en trois dimensions, que le capitaine venait d’afficher sur son écran. Il entra les coordonnées exactes dans la case de recherche. Il lui suffisait d’appuyer sur une touche… Une simple touche pour que le logiciel leur révèle l’emplacement de la Chambre noire. Il regarda ses collègues.
— Vous pariez sur quoi ?
Casu haussa les épaules.
— Je n’en sais rien. J’espère juste que cette Chambre noire est dans les environs de Paris, qu’on puisse intervenir rapidement et mettre la main sur cette ordure.
Nicolas avala sa salive, fixa son écran et enfonça la touche « Entrer ». Le globe terrestre, qui afficha au départ la France au centre de l’écran, se mit à pivoter vers l’est. Les pays défilèrent, comme s’ils étaient survolés par un satellite situé à des milliers de kilomètres dans le ciel. Europe de l’Est… Russie… Mongolie… Chine… Sharko regardait les territoires se succéder. Où l’Homme en noir allait-il les emmener, cette fois ? Quelles horreurs s’apprêtait-il à leur révéler, par le biais de cette « lettre » manuscrite ?
La Terre continuait à tourner, puis le satellite observateur donna l’impression de chuter, alors qu’il survolait le nord-ouest de l’océan Pacifique. Le bleu de l’eau investit tout l’écran, le satellite tombait si vite que les policiers n’eurent pas le temps de voir précisément sur quel endroit du monde il se fixait. Il s’immobilisa à quelques centaines de mètres de la surface de l’eau.
Du liquide, partout. Et une punaise jaune, plantée par le logiciel au beau milieu de l’eau, à l’endroit exact indiqué par les coordonnées GPS. Franck plissa les yeux.
— Il n’y a rien. T’es bien certain des coordonnées ?
Nicolas compara les chiffres qu’il avait entrés et ceux qui étaient inscrits sur son carnet.
— Oui.
Il dézooma, prit de l’altitude. Mille mètres, cinq mille, vingt mille… Et toujours le bleu de l’océan… Quand le satellite fut à mille kilomètres de hauteur, des torsions se dessinèrent sur ce bleu infini. Le logiciel affichait désormais les reliefs sous-marins. Une grosse faille noire semblait déchirer l’océan. À deux mille kilomètres, Bertrand Casu percuta quand il vit apparaître des terres sur la gauche de l’écran.
Les Philippines.
— Ces coordonnées, on dirait qu’elles pointent en plein dans la fosse des Mariannes.
Nicolas fronça les sourcils. Il observait l’écran sans comprendre.
— La fosse des Mariannes ? Il y a quoi, là-bas ?
— Rien que l’océan et les abysses. Si mes souvenirs d’école sont bons, il y a plus de dix kilomètres de flotte à parcourir avant de toucher le fond.
Nicolas se prit la tête entre les mains.
— C’est pas vrai. Et qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? On envoie un sous-marin ?
En proie à la déception, chacun regagna sa place. Bertrand Casu désigna du menton l’énorme paquet de feuilles sorti du casier métallique et posé sur son bureau.
— On fait le boulot. On revient sur terre et on épluche tous ces documents.
— Et moi, je me colle à ma synthèse sur l’Homme-oiseau, fit Levallois.
— Idem pour moi sur celle de l’Homme en noir, ajouta Sharko. Allez, on ne lâche rien.
Lucie avait retrouvé quelques couleurs quand Sharko rentra à la maison en traînant sa valise, aux alentours de 23 heures. Certes, elle n’aurait pas pu courir le cent mètres, mais elle était en position assise, installée sur le canapé, un magazine entre les mains. Elle replaça le masque sur son visage avant de serrer son homme dans ses bras.
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