Des centaines d’objets traînaient autour, un amas de pneus, de bâches, de pièces en vrac, de vieux outils. Il y avait une bassine remplie d’eau noire, un chalumeau, des plaques métalliques courbées. Sharko aperçut, dans un coin, de grosses chaînes et des pots de peinture. À l’évidence, le matériel utilisé pour les quatre prisonniers des égouts.
Les hommes de la BAC les rejoignirent et prirent la tête. Ils défoncèrent la porte du mobil-home et entrèrent. Nicolas et Franck suivirent. Ils ne pouvaient pas tous tenir là-dedans. À l’intérieur, il y avait un capharnaüm innommable, le miroir d’un esprit malade et encombré. Un linoléum arraché, des piles et des piles de journaux, de vieux livres le long des parois et qui montaient au plafond, de façon à réduire la largeur du couloir à une cinquantaine de centimètres. La cuisine était quasi inaccessible, il avait dû y avoir un départ de feu, un jour, vu les traces noires sur les cloisons, les plastiques fondus. La nourriture collait aux casseroles entassées, une odeur rance saturait les narines. Au sol gisait une souris quasiment coupée en deux, le dos broyé par l’un des multiples pièges éparpillés à leurs pieds.
Un collègue revenait du fond de l’étroit couloir, devancé par son équipier.
— Il n’y a personne.
Les pièges à souris claquaient sous leurs pas lourds comme autant de bouches affamées. Sharko regarda Nicolas d’un air grave. Muriez n’avait pas été assez stupide pour venir se réfugier dans son antre en attendant d’agir, il se planquait ailleurs.
Tous durent retourner à l’extérieur pour que les deux collègues de la BAC puissent sortir. Ensuite Franck et Nicolas retournèrent à l’intérieur et progressèrent dans le couloir, l’un derrière l’autre. Ils évitèrent d’ultimes pièges avant d’arriver dans le petit salon. Une vieille télé, une radio, une table en ruine, de la menthe coupée. Accrochés au mur comme des trophées, les gants noirs avec les deux grandes lames courbées, impeccablement nettoyées, presque étincelantes. Sharko remarqua les vis, les boulons, les marques de soudure. Le travail avait dû être minutieux pour fabriquer ces armes mortelles.
À côté des gants, il aperçut un bocal avec un scalpel et de petites tranches de peau. Il regarda avec plus d’attention et remarqua les sillons digitaux : ce taré s’écorchait le bout des doigts.
— Il a l’air bordélique, mais il est organisé. Son esprit est structuré, précis, appliqué. Il sait exactement ce qu’il fait. Sinon, nous l’aurions coincé beaucoup plus tôt.
Il jeta un œil aux autres parties du mobil-home. Il y avait une grande carte de Paris contre une paroi. Et encore des piles d’ouvrages qui réduisaient l’espace au strict minimum. Même délire, même organisation dissimulée dans la désorganisation la plus complète. L’ordre au sein du chaos. Cet intérieur, c’était Muriez. La mise à nu la plus représentative de son esprit malade. Franck rejoignit Nicolas au salon.
— Visiblement, pas de trace de vivariums ou de puces. Mais il va falloir fouiller, ça va prendre des plombes à éplucher, tout ce merdier. Je me demande comment on peut mettre tant de choses dans un endroit aussi exigu.
Nicolas poussa un profond soupir, les mains à plat sur la table.
— Muriez est planqué quelque part avec ses puces, il a sans doute anticipé qu’on viendrait. Il se sait acculé, traqué. Crémieux n’est plus là pour le contrôler. Il va frapper dès qu’il le pourra, Franck. Ce soir, cette nuit, demain matin… Il va vouloir faire mal au plus vite, laisser sa marque, suivre le plan établi et aller au bout de sa mission, quoi qu’il arrive.
Nicolas s’était éloigné de la table et tournait à présent sur lui-même, scrutant les piles de papiers, les livres d’ésotérisme, de biologie, de médecine, les ouvrages religieux ou de satanisme en tout genre, empilés jusqu’au plafond.
— Il va vouloir donner un sens à tout ceci. À sa folie, à ses convictions. Ce qu’il s’apprête à faire, c’est l’aboutissement, le point culminant de sa vengeance sur la société.
Sharko fixa les deux gants meurtriers et poussa un profond soupir.
— Les réponses sont sûrement ici, dans son repaire. Ces vingt mètres cubes de tôle sont tout ce qu’il possède, ils sont sa vie. On doit trouver. On doit savoir où il va frapper.
Il regarda sa montre. Pas loin de midi.
— Et, bon Dieu, on a plus que quelques heures pour ça.
— Et tu nous balances un chien juste parce que tu refourgues du cuivre volé ?
Assis sur une chaise, Albert Muriez, l’oncle, fixait le sol comme un gosse pris en faute. Sharko était seul avec lui dans la caravane, il allait et venait, faisant vibrer la vaisselle et le plancher.
— T’as une idée d’où peut se cacher ton neveu ?
Muriez releva la tête. Son marcel était taché de boue et de nourriture. Un feu à pétrole calé dans un coin diffusait une chaleur insupportable.
— À part ici, il a nulle part où aller. Il a fait une connerie ?
— Pas qu’une, oui. Et c’est très grave.
— J’ai plus rien à voir avec ce malade. Depuis qu’il lui est arrivé ce truc avec sa langue, il me fout encore plus les jetons qu’avant. Ça fait drôle, quelqu’un qui parle plus depuis des années. Il se passe quelque chose de bizarre dans ses yeux quand il vous regarde. Moins je le vois, mieux je me porte.
Sharko se pencha par la fenêtre qui donnait sur l’entrée. Trois des cinq collègues de la BAC grillaient une cigarette à proximité du hangar, les deux autres étaient dans le mobil-home de Christophe Muriez.
— T’as une bonne vue sur ce qui entre et sort d’ici. Ton neveu, tu l’as aperçu quand pour la dernière fois ?
Muriez serrait ses mains boudinées entre ses jambes.
— Hier soir, il est parti assez tard en voiture. Et il s’est pas pointé depuis.
— Il ne pourrait pas se réfugier chez quelqu’un d’autre de la famille ? Un ami ?
— La famille ? Vous déconnez ? Et pour les amis… Il a pas d’amis, il en a jamais eu.
Sharko rageait. Muriez s’était planqué avec soin, peut-être au fond des égouts, et ils ne le retrouveraient pas de sitôt.
— Personne ne vient le voir ici ?
Muriez secoua la tête, puis se reprit.
— Il y a bien ce type qui est venu une paire de fois, mais ça remonte à un bout de temps. Des semaines, je dirais.
Sharko s’accroupit devant lui et capta son regard.
— Décris-le-moi.
— Assez grand, crâne dégarni, visage rond, une petite moustache. Il venait toujours à pied, il devait garer sa voiture plus loin. Je sais pas.
La brève description physique correspondait à celle d’Hervé Crémieux.
— Cet homme et ton neveu restaient longtemps ensemble ?
— Des plombes, ouais, parfois. D’ailleurs, ça m’étonnait que Christophe le laisse entrer. Personne ne peut franchir la porte du bus sans que mon neveu le foute dehors à coups de pied au cul.
— Et toi, t’allais là-bas, dans sa caravane ?
— Vous êtes fou ? Il m’aurait cassé la gueule. Vous avez déjà vu Christophe ? C’est pas le genre qu’on emmerde. J’ai vite compris quand, à 15 ans, il faisait une tête de plus que moi. Je l’ai laissé vivre sa vie, il s’est débrouillé.
Sharko posa encore quelques questions qui ne lui apprirent pas grand-chose. Christophe Muriez était un type solitaire, violent, asocial, traînant derrière lui les plaies de son enfance. Le flic sentait qu’il ne tirerait plus rien de son interrogatoire. Christophe Muriez ne décrochait plus un mot depuis qu’il s’était coupé la langue, les deux hommes ne se côtoyaient pas. Ce qui comptait à présent, c’était de le localiser, de découvrir où il allait frapper. Peu importait le profil psychologique.
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