Il essuya ce qui lui restait de lèvres à l’aide d’un mouchoir.
— Vous vous brûlez si vous les approchez de trop près, au sens figuré comme au sens propre… Ces vampyres-là fonctionnent en meute, comme les loups, et sont soumis à un chef. Des loups parmi les hommes, capables de se fondre dans la masse, d’être invisibles. C’est là leur force. Ce sont des prédateurs. Oui, de vrais prédateurs, au sommet de la chaîne alimentaire. Des hommes au-dessus des hommes et des lois.
Nicolas pensait à Ramirez : il entrait dans les cases. Ancien délinquant devenu discret, un petit entrepreneur bien rangé après la prison, voleur de larmes et de sang, auteur de multiples crimes invisibles.
— Qu’est-ce qu’ils chassent ? demanda Nicolas.
— Le faible, le soumis, celui qui rentre dans les rails de notre société bien rangée. Oh, ils ne le traquent pas avec un flingue, mais ils le rejettent, le méprisent. Ils nous détestent tous, nous, les médias, le gouvernement, les normes sociales. Tout ce qui n’est pas « vampyre » est dégénéré à leurs yeux. Ils réfléchissent à un monde meilleur, sans nous, sans constituer de partis politiques ou autres qui sont bien trop visibles. Eux, ils restent reliés aux croyances occultes, aux rites satanistes, ils croient en l’arrivée de l’ère de Satan, pratiquent pour certains la magie noire, les sacrifices d’animaux. Ils adulent le diable, aiment la nuit, l’obscurité, se livrent à toutes sortes de déviances, notamment sexuelles. Ils ne connaissent aucun tabou.
— On sait qui ils sont ? Combien ils sont ?
— Bien sûr que non. Peut-être une centaine à New York, regroupés en une dizaine de clans. Et ici, à Paris, je ne sais pas, mais ils sont là, ils existent, ils rôdent, insérés dans nos vies et nos habitudes. Ils aiment les grandes villes, ils s’y sentent bien, libres de circuler en tout anonymat. Des lieux de la nuit par excellence, où personne ne regarde personne, où les créatures nocturnes peuvent être elles-mêmes.
— Comment on les approche ?
Sharko crut deviner un ersatz de sourire sur les lèvres de Fourmentel.
— En commençant par la base : les boutiques de tatouages, de piercings. Encore faut-il trouver les bonnes. Laissez tomber la boutique de crocs de la Goutte-d’Or, les conventions commerciales : les vrais vampyres n’y vont pas, trop voyant. Puis il faut remonter le réseau comme je l’ai fait, et ça risque d’être très compliqué dans votre costume de flic. Il faut connaître les codes, se tatouer soi-même, s’immerger, s’infiltrer. C’est un travail de longue haleine, de confiance, de discrétion, qui prend des semaines, des mois. Ces types-là se méfient de tout le monde.
Le flic songea au long chemin effectué par Willy Coulomb pour pénétrer le groupe. Il tendit la photo de la croix inversée.
— On a déjà la boutique de tatouages, on sait que les nouveaux membres y viennent se faire marquer, fit Nicolas. On pense que Pray Mev est leur nom de clan, et qu’ils sont peut-être une quinzaine. L’anagramme donne Vampyre. Ça vous évoque quelque chose ?
— Désolé. Vous pouvez aisément comprendre que j’ai décroché de tout ça depuis des années.
— Racontez-nous ce que vous a dit cet Ice Pick sur leur rapport au sang.
— Le sang… Le sang est lié à la douleur, elle-même liée au plaisir et au sexe. Sang, plaisir, douleur, le triangle de l’extase suprême. La morsure du vampire, dans l’imaginaire, a certes un dessein nourricier mais dégage avant tout une pure sensualité. Chaque fois que j’ai assisté à des scènes d’orgie, que j’ai vu des vampyres mordre leur partenaire, c’était dans le but de repousser les limites du plaisir et de la douleur. Les filles mordues sombraient dans des orgasmes violents. Le sang était un catalyseur des instincts primitifs, les partenaires sexuels devenaient comme… des bêtes.
Sharko imagina le tableau, Mélanie Mayeur lui avait donné un aperçu, avec Ramirez. Elle au lit, lui se maculant du liquide rouge, avec ces menottes à dents dans la chair de la jeune fille, alors qu’il la chevauchait. Les corps emmêlés, les baisers de sang, les coupures…
— Est-ce que certains d’eux en boivent ? Ou vont jusqu’à s’en injecter ?
— Tout existe. Il y a plusieurs strates, j’en ai dénombré trois. D’abord, les simples « buveurs de sang », qui vont utiliser tous les biais « légaux » pour combler leur appétit. Ça va du cunnilingus en période de règles aux jeux de sang : morsures pendant l’acte sexuel, dont je vous parlais, léchage d’arabesques sanguines dessinées sur le corps, fabrication de philtres d’hémoglobine, blessures consenties. Ice Pick était de ceux-là. Ils ne sont pas dépendants au sang, ils peuvent très bien vivre sans. Ensuite, il y a les fétichistes sanguins. Eux sont plus… dangereux. Ils sont excités sexuellement par le goût, l’odeur, la vue ou même la simple pensée du sang. Ils feront tout pour être en contact avec lui. Dans leur job, les lieux qu’ils fréquentent, leurs relations. Leur fixation sur le sang est telle qu’elle envahit leur vie et peut les pousser à commettre des délits. On les retrouve dans les morgues, les boucheries, les abattoirs, les hôpitaux, même les centres de don. Certains vont aller jusqu’à perdre du sang volontairement pour qu’on les hospitalise et les transfuse. La façon dont ils se vident de leur sang est invisible aux yeux des médecins : ils se piquent sous la langue, dans les gencives… Les plus extrêmes d’entre eux deviennent ces tueurs que vous connaissez, parce qu’il n’y a plus de limites à leurs fantasmes sanguins : Peter Kürten, John Haigh, et tant d’autres… Certains côtoient les vampyres, s’en revendiquent mais ne sont pas considérés comme tels, parce que cette fixation sexuelle les parasite… Mais, eux, ils s’autoproclament vampyres.
Sharko avait l’impression de naviguer au cœur même de la folie. Il laissa le journaliste finir son café et demanda :
— Et la dernière catégorie ?
— L’élite des vampyres, en quelque sorte. Le Graal. Ce sont les addicts au sang. Pour eux, l’ingestion du liquide qui coule dans nos veines est vitale, ils ne peuvent plus s’en passer. C’est comme un shoot d’héroïne. Ceux-là sont dangereux, très… perturbés. Je n’ai jamais pu les rencontrer ni assister à leurs « repas ». Ils sont tout en haut de la hiérarchie, ils se protègent, se cachent et méditent sur une société meilleure, ainsi que sur les moyens radicaux d’y accéder. Perturbés mais aussi très intelligents, car capables de tenir le clan, d’entraîner les adeptes jusqu’au bout de leurs convictions. S’ils sautent dans un ravin, tout le monde les suit…
Nicolas se pencha vers l’avant, les mains serrées entre ses jambes. Les vampyres de Pray Mev appartenaient sans doute à cette catégorie.
— On parle là de sang humain ?
— À cent pour cent.
— Comment ils se fournissent ?
— D’après ce que m’a raconté Ice Pick, certains ingéreraient leur propre sang : ils se couperaient les avant-bras avec des lames de rasoir et seraient capables de se prélever deux cent cinquante millilitres de sang en une seule fois, avec un cathéter. Là où vous voyez la définition la plus exacte du masochisme, eux voient un acte de force et de tradition vampirique. Mais, et je reste au conditionnel, la plupart passeraient par des fétichistes consentants qui veulent vivre des sensations extrêmes, ou par des soumis dont ils font leurs partenaires sexuels.
— Des espèces de réservoirs…
— On peut dire ça. Le tournis lié à la perte de sang plongerait ces donneurs volontaires dans des états de jouissance sexuelle absolue. Évidemment, ces rites du sang se dérouleraient toujours au milieu du clan, lors de soirées bien spéciales avec mise en scène : costumes, décors, perruques… Ils fonctionneraient, là encore, avec des cathéters, qui feraient circuler le sang d’artère du donneur à veine du vampyre. Ces donneurs consentants fétichistes, ils sont comme les assistants des magiciens : sans être vampyres, ils accèdent forcément à leurs secrets. Mais je n’ai jamais pu en rencontrer, ils sont aussi rares et discrets que les vampyres eux-mêmes. C’est pour cette raison qu’on les appelle les « cygnes noirs ».
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