Lucie marchait sur un lit de braises. La piste se concrétisait enfin.
— Qu’est-ce qui n’est pas normal, exactement ?
Elle désigna un meuble d’un coup de menton.
— La carte de visite de Garitte est là-bas, dans la coupelle. Il travaille dans une unité de recherche à Paris. Allez le voir, il vous expliquera tout ça bien mieux que moi.
D’après les informations collectées par Franck et Nicolas, le journaliste Peter Fourmentel avait longtemps vécu aux États-Unis et écrit des livres sur la quête du Graal, les sorcières, les prophéties, les sectes lucifériennes… ainsi que des romans policiers au succès modeste.
Il habitait désormais rue Meslay, à deux pas de la place de la République, au dernier étage d’un immeuble au fond d’une impasse. Les deux flics montèrent l’un derrière l’autre, Franck en second, bombardant Lucie qui ne répondait à aucun de ses SMS. L’heure tournait, et c’était probablement leur dernière halte avant que Nicolas et lui retournent au 36. Sharko broyait du noir : qu’est-ce qu’elle fichait ?
L’homme qui leur ouvrit, vieille casquette des Dodgers vissée sur la tête, n’avait presque plus de visage. Le nez se réduisait à deux trous, ses oreilles, ses sourcils avaient disparu. Quant au reste… C’était comme si toute la chair avait glissé vers le bas et que les yeux étaient restés en suspension dans l’air — deux morceaux de cobalt sur une coulée de lave.
Les flics l’avaient prévenu de leur visite par téléphone une demi-heure plus tôt. Fourmentel vivait au milieu des journaux et des livres, envahisseurs bien rangés ou par piles dans les coins, sur les tables, au pied des chaises. Son ordinateur allumé indiquait que l’ancien journaliste travaillait sur un nouveau projet d’écriture.
— J’écris un livre doc sur les femmes tueuses, expliqua-t-il en les menant au salon. Rien de très original, mais ça se vend un peu. Faut bien remplir le frigo.
Il les pria de s’asseoir.
— Il fut un temps où c’était moi qui venais vous voir, pas vous. Qu’est-ce qui me vaut votre visite ?
Il fallait se concentrer pour le comprendre — la langue, les lèvres, le nez, c’était tout le système de prononciation qui vrillait. Les policiers expliquèrent la raison de leur présence, éludant au maximum dans un premier temps : une enquête en cours les poussait à s’intéresser aux milieux satanistes et surtout vampiriques. Sharko lui parla de l’orthographe si particulière du mot « vampyre ».
— Vampyres, soupira le journaliste. Je leur dois ce visage.
Il proposa des cafés que les policiers refusèrent. Il s’en versa une tasse.
— Vous allez devoir m’en dire un peu plus si vous voulez que je vous aide.
Nicolas prit les devants. Il parla des croix tatouées sur la plante des pieds, des rites de sang chez Ramirez, de Pray Mev, du corps de Willy Coulomb retrouvé vidé par les artères. En revanche, il n’aborda pas la partie avec les treize cadavres. L’expression de l’ancien journaliste resta neutre, même si l’on pouvait deviner des frémissements de muscles et de nerfs sous les cratères.
— Corsée, votre affaire. Et vous pensez que les vampyres ont un rapport avec ça ?
— On a toutes les raisons de le croire, oui.
— Vous la voulez courte ou longue ?
— Efficace, répliqua Sharko.
— Je vois… Pour comprendre qui ils sont vraiment, il faut oublier tout ce que vous croyez savoir sur eux, et relire attentivement Bram Stoker. Il a écrit dans Dracula que « la puissance du vampire tient à ce que personne ne croie en son existence ». C’est ainsi que se revendiquent les « vampyres ». Le « y » est là pour marquer la différence, la rupture avec l’image de l’aristocrate vêtu d’une cape rouge et noire, qui craint les gousses d’ail et les miroirs.
Alors qu’il allait fouiller dans une armoire pour en sortir un mince dossier, Sharko pensa aux miroirs brisés, dans la cave de Ramirez et chez Coulomb.
— Il ne me reste pas grand-chose de mes investigations, mais ça peut vous aider.
Il poussa des clichés vers les policiers. Façades colorées, tags, visages de jeunes à la peau grêlée, des Blacks, des Blancs. Dreadlocks, longs manteaux de cuir, gueules ouvertes desquelles, parfois, jaillissaient des crocs. L’odeur des gangs et de la prison.
— Jamaica, dans le Queens, à une heure de route de Manhattan. Des studios de tatouages, de piercings, de body-art dans des ghettos. C’est souvent dans ce genre d’établissement que tout commence, que le clan prend vie. Ceux que vous voyez sur ces photos sont jeunes, durs, violents, ils viennent du Bronx, du Queens, de Spanish Harlem… Ils sont en rupture avec la société. Certains portent les crocs ou les lentilles, mais la plupart d’entre eux restent discrets : quelques scarifications ou tatouages, tout au plus, qui montreront leur appartenance au clan. Le clan, c’est ce qui devient leur repère, leur point d’attache, un phare dans la nuit de leur existence. Ils se dévoueront totalement à lui.
Il pointa son index sur un visage.
— Lui, c’est Ice Pick, l’un d’entre eux. Après plusieurs semaines d’enquête et de rencontres dans les rues de New York, de mise en confiance, il m’a accepté et pris sous son aile. Bien sûr, il savait que j’étais journaliste. Je ne pouvais pas et ne voulais pas me cacher, ç’aurait été bien trop risqué si j’étais découvert. Il m’a accueilli chez lui, je me suis introduit dans son mode de vie, leur mode de vie, j’ai plongé, j’ai pu effleurer ce que c’était d’être un vampyre avant que… qu’on m’agresse…
Franck parcourait les photos et les passait ensuite à Nicolas. Willy Coulomb avait sans doute eu les mêmes ambitions que le journaliste, mais sans avouer qu’il enquêtait ou se documentait pour un projet. Il avait d’abord approché les milieux satanistes pour, peut-être, découvrir l’existence des vampyres, reclus dans ces profondeurs dont il cherchait tant à s’approcher. Il les avait trouvés…
— Plus vous vous enfoncez là-dedans, plus vous sombrez dans l’obscurité de ce que nous sommes. Dans vos propres ténèbres. Les vampyres revendiquent cette obscurité, ils l’affichent. J’ai vécu avec Ice Pick, j’ai suivi des membres de son clan, pas tous. Il y a d’abord eu les soirées soft, puis bien hard, j’ai même pu assister à une partie d’un rituel d’intronisation d’un nouveau membre, et ce n’était pas la joie, croyez-moi. Mais j’étais écarté de tout ce qui devait rester secret, entre vampyres.
— C’est-à-dire ?
— Les rites du sang…
Le mot était lâché. Sharko se souvenait de la question posée par Coulomb à Mev Duruel. « Quel est le secret du sang ? »
— Les vampyres en consommaient-ils, et pourquoi ? Si oui, où se fournissaient-ils ? J’étais là pour le savoir, obtenir les réponses à ces questions, sans lesquelles mon reportage tombait à plat. Mais personne n’y répondait, c’était le sujet le plus tabou, qui provoquait la colère et m’a valu plusieurs fois ce que j’appellerais des mises en garde. Mais une nuit, au cours d’une soirée bien alcoolisée, j’ai réussi à obtenir les aveux d’Ice Pick. Il a parlé… Il était prêt à me montrer jusqu’où ils allaient, parce que je n’avais, selon lui, fait qu’effleurer la surface. Il m’a fixé un rendez-vous dans un quartier du Queens, deux jours plus tard. Mais cette nuit-là, il n’est pas venu. Et on m’a pris mon visage…
Sharko et Bellanger écoutaient sans dire un mot, alors que Fourmentel buvait son café froid dans un pénible bruit de succion.
— On n’a jamais retrouvé le corps d’Ice Pick, son squelette doit traîner au fond d’un égout. Quant à l’enquête, elle n’est pas allée bien loin. Les flics ne mettent pas les pieds dans le Queens. Et puis, qu’est-ce qu’un Blanc comme moi fichait là-bas en pleine nuit, sauf s’il voulait se suicider ?
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