— Calmos, tempéra Manien qui traçait un trait horizontal. On a moyen de dresser une chronologie du parcours de Coulomb depuis le début ?
— Oui, on a ça en regroupant toutes nos sources. Coulomb commence son enquête par les boutiques de tatouages, il y a environ un an et demi. Quelques mois plus tard, rupture avec sa copine : il veut se plonger corps et âme dans sa quête et s’isole. Coulomb découvre l’existence des vampyres, intègre le clan, franchit les étapes, ne donne plus signe de vie, ni à ses parents ni à quiconque. Ça prend des mois… Plus de traces de lui jusqu’à la toute fin juillet, où il contacte Mev Duruel. Il cherche le secret du sang… Puis son ex-copine le retrouve chez lui, à Frontenaud, le 4 août de cette année. Piercé, scarifié, mal en point, il se cache et écrit, lui révèle qu’il a presque fini sa quête, qu’il doit encore faire des « vérifications »…
— … Il est à Brest le 8 août, intervint Lucie, pour enquêter sur un accident de plongée où la victime s’est d’un coup mise à ne plus avoir peur, comme deux autres victimes d’accidents, dont juste les lieux et dates sont notés sur une photo.
Manien traçait des bâtonnets sur son axe et inscrivait les éléments essentiels en dessous. Nicolas prit part au résumé.
— Il se fait torturer, assassiner et mutiler le 31 août. Rendu anonyme. Le 1 er septembre, il est cambriolé, toutes ses recherches disparaissent. Willy Coulomb n’est plus, et tous ses liens avec les vampyres ont été gommés.
Manien termina d’écrire et considéra la frise dans son ensemble.
— Ces vampyres, comment on les approche ?
— On n’a pas de piste sérieuse, répondit Sharko. Florent Layani, le tatoueur du côté de Clignancourt, est une porte d’entrée, mais peu de chances que les vampyres prennent le risque d’y retourner, maintenant que Ramirez est mort et qu’ils savent qu’il y a une enquête.
— Pour le B&D Bar, c’est compliqué, fit Jacques. Une boîte hard, mais pas de soucis avec la justice. On n’a pas de point d’attaque. Ces mecs-là, s’ils fréquentent les lieux, doivent être comme des ombres.
Le chef jeta un œil à ses notes, et ajouta : « Sang ? »
— Parlez-moi de leur rapport au sang…
— Le sang semble rester un moteur important du fonctionnement du clan, expliqua Nicolas. Ils y associent le secret, le sexe, le plaisir, la douleur. Le sang les unit, il est une sorte de pacte. On sait que Pray Mev a recours à ce genre de rituels par la présence auprès de Ramirez de Mélanie Mayeur, un « cygne noir », un fournisseur volontaire de sang soumis au groupe. J’ai vérifié auprès du médecin des urgences médico-judiciaires, Mayeur est du groupe sanguin de Ramirez, A, rhésus positif. C’est peut-être pour cette raison qu’il l’a choisie. Mayeur est anémiée, elle a fait des malaises dernièrement au travail. Ce salopard de Ramirez et peut-être d’autres devaient la pomper régulièrement. Elle crevait à petit feu.
Sharko revit la cage avec le chat rasé dans la cave de Ramirez. Les sangsues qui le suçaient jusqu’à la mort.
— Et si toutes ces victimes trouvées dans les bois étaient aussi des cygnes noirs ?
Sa question instaura un long silence où chacun, à sa manière, devait essayer de rassembler les pièces du puzzle. Manien inclina la tête.
— Précise.
— Ça peut paraître aberrant ce que je vais dire, mais si ces victimes servaient à « nourrir » les membres du groupe ?
Jacques se recula sur son siège dans un soupir, les bras croisés.
— Des victimes comme Laëtitia Charlent, tu veux dire ?
— Par exemple.
— Pourquoi des Réunionnais en grande partie ? Et pourquoi les assassiner alors qu’il suffit de trouver des cygnes noirs consentants, comme l’a fait Ramirez avec Mayeur ? Il y aura toujours des barges pour donner leur sang.
— C’était juste une suggestion. Peut-être qu’ils sont à un degré supérieur de la perversion, qu’ils prennent davantage de plaisir quand les victimes ne sont pas consentantes. Quant au fait qu’ils soient réunionnais… je n’en sais rien.
— Ramirez serait une espèce de nettoyeur pour le clan ? demanda Lucie. Après usage, on jette ?
Sharko se leva et écrasa son index sur l’une des photos accrochées au mur.
— Je l’ignore. Mais rappelez-vous, cette fresque dessinée dans la pièce à l’étage. Les deux diables qui tirent leurs victimes vers le diable glouton du fond. Les petites silhouettes qui disparaissent dans sa bouche. Quand on y réfléchit bien, tout est dans ce tableau.
Manien manipulait déjà une autre cigarette. Il la glissa entre ses lèvres sans l’allumer, puis nota « Mev Duruel » sur une nouvelle ligne.
— Tant que t’es en forme, Sharko, embraie sur elle.
— Mev Duruel est une schizophrène paranoïde, très atteinte, hantée par des hallucinations dont le socle est le sang. Probablement trouvée dans une jungle, ramenée en France il y a plus de cinquante ans par un spécialiste des araignées. On suppose qu’elle puise ses origines en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Enfermée depuis la mort de son père adoptif dans la clinique médicale de Ville-d’Avray. Trois éléments la relient à notre affaire. Un, son prénom. Deux, les tableaux. Et trois, le sang. Fait certain et évident : les vampyres la connaissent et ont tout fait pour couper les liens entre elle et Coulomb en volant les tableaux qu’il avait en sa possession. Autrement dit, ils ne voulaient pas que notre enquête mène à elle, ils voulaient la garder isolée au fond de son hôpital, sans doute parce qu’elle connaît « le secret du sang ».
Manien nota les données pertinentes.
— Aucune idée de ce que peut être ce secret, j’imagine ?
Il scanna chaque visage. Robillard mâchouillait de nouveau son bâton de sucette en secouant la tête.
— Et on peut lui soutirer des informations ?
— Vu son état, c’est difficile. On peut interroger le personnel, essayer de récupérer son dossier médical, mais ça risque d’être compliqué, comme toujours avec ce genre d’établissement.
— J’essaierai de voir, répliqua Manien. Bon… L’autre gros morceau, cette histoire d’accidents. Henebelle, à toi. Clair et efficace.
Lucie se leva à son tour, un mug de café à la main.
— Tout commence par une photo, trouvée dans la poubelle du bureau de Willy Coulomb. Elle mène à une liste de trois drames figurant dans les rubriques de faits divers : accident de bus dans l’Ariège, main tranchée dans une usine de Seine-Maritime, tuile reçue sur la tête dans la Somme. Suite à ces faits complètement aléatoires, les victimes ont, quelques mois plus tard, commencé à perdre la notion de danger et à ne plus avoir peur, ce qui les a poussées à accomplir des actes insensés. Le premier s’est entaillé la paume de la main dans un aquarium rempli de requins en… (elle consulta ses notes) mars 2015. Le deuxième est tombé d’une falaise en novembre 2014, et la troisième a fini en fauteuil roulant, après avoir pris l’autoroute à contresens, en juin 2014.
— Laisse-moi au moins le temps d’écrire.
Manien notait aussi vite que possible les informations pertinentes. Lieux, dates, identités…
— Je suis allée voir cette femme aujourd’hui. Elle m’a orientée vers un spécialiste de la peur qui s’est intéressé à elle. Demain, je vais me rendre à l’université Curie pour…
Le portable personnel de Sharko sonna. Il considéra le 06 qui appelait, fronça les sourcils : il ne connaissait pas ce numéro. Il s’excusa, s’éloigna et décrocha.
Des hurlements lui vrillèrent le tympan. Ceux d’une femme qui criait de toutes ses forces. Si fort que ses collègues entendirent et tournèrent le regard vers lui.
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