Il enclencha le haut-parleur. À l’autre bout de la ligne, des supplications stridentes, des reniflements envahis de larmes, l’expression d’une souffrance à l’état pur. Lucie mit ses deux mains devant sa bouche, tandis que ses collègues, y compris Manien, restaient pétrifiés.
— C’est elle, souffla Nicolas. C’est Mélanie Mayeur. Ils la tiennent.
Elle avait peut-être réussi à allumer son téléphone portable en espérant du secours. Nicolas fut le premier à retrouver ses réflexes de flic : il lança un enregistrement avec son propre téléphone. Robillard appela dans la foulée leur collègue chargé du bornage téléphonique. Sharko maintenait son appareil à bout de bras, avec l’impression qu’une bête officiait de l’autre côté de la ligne, tant les cris de la jeune femme exprimaient la souffrance. Ils perçurent aussi des bruits de succion, des grognements. Quelqu’un était avec elle. Comme un animal.
Ou plusieurs.
Puis tout s’arrêta net.
Une main aux doigts décharnés et couverte de poils noirs raccrocha. Aux portes de l’inconscience, Mélanie Mayeur trouva une dernière fois la force d’ouvrir les yeux. Dans le mélange d’obscurité et de lueurs vives sur l’arrondi de ses rétines, elle entrevit le visage même de l’horreur. Une gueule aux longues dents à moitié déchaussées, au crâne en champignon, aux iris rouge sang vint lui effleurer la nuque. La jeune femme sentit la caresse froide de la mort et, dans le concert de grognements qui rebondissaient sur les murs, juste derrière, pria pour que les ultimes secondes de sa vie soient le plus brèves possible.
Ils avaient agi dans l’urgence. Grâce aux informations récupérées sur le portable de Mayeur lors de la garde à vue — marque, modèle, numéro de ligne —, les techniciens avaient pu se brancher sans mal sur l’application de localisation de l’appareil : selon toute vraisemblance, le système de traçage avait volontairement été activé un quart d’heure avant l’appel passé à Sharko.
Le clan de vampyres utilisait le téléphone de Mayeur pour les attirer.
Ils leur donnaient rendez-vous.
BRI en tête, quatre voitures de police fonçaient plein pot vers Carrières-sur-Seine, à quelques kilomètres seulement du siège de la direction centrale de la police de Nanterre. Le signal fixe émettait depuis le nord-ouest de la ville, au bord de champs, là où avaient été exploitées, par le passé, des champignonnières. Aujourd’hui, il restait des kilomètres de galeries souterraines à l’abandon.
Nicolas regardait la route à l’arrière du véhicule, conduit par Sharko. Les hurlements, les lieux souterrains vers lesquels ils se dirigeaient, la souffrance perçue au téléphone… C’était comme un cycle qui recommençait, l’impression de tenir en équilibre sur un anneau de Moebius et de revenir en permanence au point de départ. Deux ans plus tôt, il avait foncé dans ces mêmes voitures, s’était dirigé vers le même genre d’endroit sordide. Avec, au bout du tunnel, l’amour de sa vie, crucifiée, la poitrine entaillée…
Dans l’obscurité de l’habitacle, il déploya devant lui ses deux mains et les observa en silence. Ces mains-là allaient coincer ces malades, les empêcher de nuire de nouveau. Nicolas y mettrait toutes ses tripes. Il releva les yeux et fixa Sharko dans le rétroviseur.
— Comment ils ont eu ton numéro de portable personnel ?
Par l’intermédiaire du miroir, les deux yeux noirs de Franck plongèrent dans les siens.
— Qu’est-ce que j’en sais ?
Réponse froide, de circonstance. Nicolas préféra ne pas creuser le sujet, Sharko était sur les nerfs depuis quelques jours, Bellanger le sentait bien. Il plaqua son front contre la vitre en direction des bandes blanches mordues par la nuit. Quant à Lucie, elle lança un bref coup d’œil vers son homme, elle non plus ne comprenait pas. Mais Sharko fixa la route sans lui accorder le moindre regard, les doigts crispés sur le volant. Quelque chose qui allait bien au-delà de leur découverte là-bas le tracassait.
Les véhicules stoppèrent à deux cents mètres du signal, derrière la façade en tôle d’un entrepôt désaffecté. Un vent frais jaillissait des champs, faisait vibrer la tôle et figeait les visages. Lucie remonta la fermeture de son blouson jusqu’au cou.
Une fois les coffres ouverts, on distribua les torches, on vérifia les protections et donna les dernières instructions. Une colonne d’hommes armés jusqu’aux dents s’engagea entre les bâtiments, direction les reliefs d’une carrière en friche d’où provenait le signal. L’équipe Manien fermait la marche.
Gestes précis, roulements de bras, feulement des semelles sur la craie. La masse noire du groupe progressait en silence, jusqu’à tomber sur le téléphone, posé bien en évidence contre une brique, aux abords d’un goulot sombre et encombré d’ordures : l’entrée de la champignonnière.
— On y va…
La multiplication des galeries incita les hommes à se disperser. Ils gardèrent le contact par radio. Le groupe Manien se scinda lui-même en deux. Lucie, Franck et Nicolas restèrent ensemble, armes au poing. De l’eau suintait du plafond. À travers les faisceaux des lampes, les gouttes roulaient, grises et sombres, chargées de matières organiques. Les grosses arches en pierre donnaient l’impression qu’elles pouvaient s’écrouler à tout moment.
Ils progressèrent encore, les uns derrière les autres, affrontant les odeurs d’urine et de détritus. Des seringues, des bouteilles d’alcool vides, de vieux journaux s’entassaient, des tags révélaient des croix gammées, des gueules de monstres, des sigles tribaux. Pas un centimètre de ces tunnels qui ne fût exploré, squatté, malgré les panneaux d’interdiction. Envie de tranquillité, de frayeurs, de se droguer ou juste d’être à l’abri. Lucie savait qu’ils n’étaient pas sur le territoire des vampyres mais dans un endroit neutre où on leur avait donné rendez-vous. Un lieu de rencontre avec la mort.
Et la mort arriva par les cris des hommes de la BRI. Franck, Lucie et Nicolas se guidèrent aux sons, puis aux lueurs qui palpitaient dans la pupille noire d’une niche au plafond arrondi, loin dans les galeries. Les collègues ressortirent, armes à la main, visages fermés.
— C’est pour vous ce qu’il y a là-dedans, annonça le chef de groupe de la BRI. Nous, on explore les couloirs voisins, au cas où.
Les regards qu’ils échangèrent avec leurs collègues surentraînés en dirent long. En s’approchant, Lucie eut les narines agressées.
— On dirait…
— De la Javel, répliqua Sharko.
Ils pénétrèrent sous l’arche et restèrent figés d’effroi.
Mélanie Mayeur pendait au bout d’une corde, nue, bâillonnée, les mains attachées dans le dos, dans une lente rotation sur elle-même. Une main devant le nez, Sharko éclaira avec sa torche. Les mollets, les cuisses, l’abdomen, les avant-bras, les seins… Il n’y avait pas un endroit sur le corps de Mayeur où l’on pouvait poser un doigt sans toucher une morsure. Partout des rangées de dents avaient profondément entaillé la chair.
On l’avait mordue jusqu’à ce qu’elle en meure. Et jusqu’à la dernière goutte de sang.
Le faisceau descendit encore et dévoila une flaque au sol, mélange d’hémoglobine et de liquide translucide. Sharko avait la sensation de se trouver dans la gorge humide du diable. Il revint vers le corps. Sous la lumière crue, en y regardant bien, Mayeur luisait. On l’avait arrosée d’eau de Javel.
Derrière, tandis que le reste de l’équipe arrivait, Nicolas fixa le corps sans bouger, la bouche mi-ouverte. Manien observa le triste spectacle et s’approcha, soucieux de ne pas contaminer la scène de crime. Son pinceau de lumière accrocha des inscriptions sur le mur de gauche où était noté, selon toute vraisemblance avec du sang et en lettres capitales :
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