Les deux policiers se raidirent, sous le coup. Tout leur revint alors en tête. Le travail dans l’abattoir, au contact du sang… Les propos du médecin, lors de la garde à vue, au sujet des anémies… La soumission à Ramirez… Le tatouage du cygne à la base du cou…
Ils avaient croisé un cygne noir, l’avaient retenu dans leurs locaux pendant vingt-quatre heures, et l’avaient relâché.
Mélanie Mayeur.
Lucie, pied au plancher, avait écouté le message catastrophé de Sharko, perçu la panique dans sa voix. Elle aussi savait que Pascal avait fait la demande pour le dossier de procédure pénale depuis quelques jours, mais l’avait-il récupéré depuis ?
Bon Dieu, Franck , songea-t-elle dans un soupir. Si même lui commençait à baisser la garde…
Lucie sentait la tension aller crescendo, jour après jour. Un mot de travers, une attitude, un mauvais geste pouvait tout planter, à chaque instant. Ça ne pouvait plus continuer comme ça. Peut-être allait-il falloir songer à changer d’équipe ou de service, voire quitter la police, faire autre chose. Mais quoi ? Flic, c’était toute sa vie, elle n’avait jamais rien connu d’autre. Sharko non plus, d’ailleurs.
Périphérique, porte de Bercy, quai de Bercy, pont d’Austerlitz, quai de la Tournelle, Saint-Michel, Pont-Neuf, quai des Orfèvres, enfin. 15 h 30. Elle se gara en toute hâte dans la cour du 36 et fonça vers l’escalier. D’après les derniers SMS de Sharko, Nicolas et lui étaient encore en vadrouille mais ne tarderaient pas à rentrer. Elle allait récupérer le dossier en arrivant, se plonger dedans. Certes, ce serait après la bourde de Franck, mais ce qui comptait, c’était que Nicolas voie le dossier sur son bureau à elle, à son retour et, ainsi, évite de se poser des questions.
Robillard était seul, assis à sa place, le nez dans la paperasse. Il leva un sourcil.
— Tu ruisselles de partout. T’as couru un cent mètres ou quoi ?
En effet, elle haletait, et elle devait absolument retrouver son calme. Elle ôta son blouson et l’accrocha au portemanteau. Coup d’œil rapide vers le bureau de Pascal. Impossible d’y voir quoi que ce soit, trop de dossiers. Elle s’installa à sa place, alluma son ordinateur, se tamponna le front d’un mouchoir roulé en boule qu’elle jeta à la poubelle.
— Je boirais bien un petit café…
Son collègue s’étira. Sourire.
— OK, j’ai compris.
À peine fut-il sorti qu’elle fonça vers son bureau, fouina dans les papiers. Rien. Où se cachait ce fichu dossier ? Au bout de deux minutes, elle retourna à sa place. Message de Sharko : « Tu l’as ? » « J’y travaille »,
répliqua-t-elle, sur les nerfs. Pascal lui déposa sa tasse et s’assit au bord de son bureau.
— Alors, Péronne ?
— Je t’expliquerai, mais il faut que je jette un œil au dossier de procédure pénale avant. Tu peux me le filer ?
— Je l’attends toujours. Il devait arriver aujourd’hui, mais vu l’heure, c’est râpé. Ce sera demain, dernier délai.
Lucie s’efforça de noyer sa rage dans son café. Elle ne voyait pas de solution pour récupérer le dossier. Se rendre directement au TGI ? Improbable. Pascal répondit alors à un appel.
— C’était Nicolas, fit-il en raccrochant. Ils sont chez Mayeur, elle a disparu. Sa porte a été forcée, des objets sont renversés. Et tous les miroirs, les ampoules, devine…
— Brisés ?
— Exactement.
Sharko était assis à son bureau, en pleins tourments. À son retour de chez Mayeur avec Nicolas, une heure plus tôt, Lucie lui avait signifié d’un mouvement de tête l’absence du dossier de procédure pénale. Leur secret avait désormais une faille béante. Il suffisait que Nicolas se souvienne, fasse un rapprochement, et game over .
Appuyé sur le radiateur sous la fenêtre, Manien tirait sur sa vieille Gauloise et en savourait les dernières bouffées. Quand il eut terminé, il la balança d’une pichenette dans la cour du 36, trois étages plus bas, au ras d’un brigadier. Il se tourna vers son équipe au grand complet. On approchait des 21 heures.
— Bon… J’ai la tête comme une citrouille, alors on fait rapide et efficace. Mélanie Mayeur, pour commencer. Pascal, vas-y.
Robillard posa le bâton de sucette qu’il mâchouillait sur un mouchoir en papier déplié.
— J’ai eu le temps de joindre son boss de l’abattoir. Elle a dû disparaître le jour ou le lendemain de sa garde à vue parce qu’elle n’a jamais repris son poste. On a demandé un bornage de son téléphone portable. L’OCDIP nous aide pour l’enquête de voisinage.
Manien nota : « Mélanie Mayeur → disparition » et ne s’attarda pas sur ce sujet. Il écrivit, dessous : « Les 13 corps ».
— En espérant que ça aboutisse. Ensuite, nos treize cadavres. Les ADN tombent doucement les uns après les autres. Mais celui demandé en priorité confirme que l’une des treize est Laëtitia Charlent, gamine d’origine réunionnaise portée disparue dans la ville d’Athis-Mons en mai dernier.
Il ajouta : « Nombreuses victimes d’origine réunionnaise ? »
— C’est peut-être un point commun. Il faut qu’on comprenne pourquoi Ramirez et sa bande s’en seraient pris spécifiquement à des Réunionnais.
Il pointa le dossier qu’il venait de poser sur le bureau de Nicolas.
— Cette copie du dossier de l’OCDIP sur la disparition de Charlent est à disposition. Prenez-en connaissance vite fait. La disparition étant devenue un meurtre, cette affaire et la nôtre ne forment plus qu’une. Demain, je veux quelqu’un chez la famille d’accueil, les Verger, ils ont été mis au courant pour Laëtitia. Qu’on voie si la gamine n’avait pas de rapport avec le satanisme ou les milieux radicaux. Faut aussi m’interroger ce flic d’Athis, là, qui a levé le lièvre et enquêté sur Ramirez à l’époque. Il aura peut-être des éléments nouveaux à nous apprendre.
Nicolas tira le dossier à lui.
— Je m’en occuperai.
Franck l’observa du coin de l’œil et s’efforça de ne pas croiser le regard de Lucie. Manien débouchonna un marqueur noir et nota « Vampyre ».
— Bellanger, Sharko. À vous. Tout, depuis le début. Je veux que des liens se fassent dans tout ce merdier, qu’on y voie clair. Les éléments sont là, autour de nous, dispersés comme une bande de mômes en délire. À nous d’y mettre un peu de discipline.
Nicolas se leva et vint s’asseoir à califourchon sur le devant de son bureau.
— Pray Mev est l’anagramme de Vampyre. On pense qu’il s’agit d’un clan d’une quinzaine d’individus, dont Ramirez et un type d’une cinquantaine d’années seraient à l’origine et qui se serait créé il y a trois ans. On pense aussi qu’ils sont sous les ordres d’un gourou, d’après la fresque peinte chez Ramirez : un gros diable rouge qui « récupère » les victimes des enlèvements. De temps en temps, ces deux fondateurs ont fait entrer des membres dans le clan. On ignore tout de ces membres : pourquoi ils existent, ce qu’ils cherchent, quel est leur lien avec les treize cadavres. Visiblement, et d’après les quelques recherches de Jacques auprès de contacts satanistes, personne ne connaît Pray Mev dans le milieu.
— Willy Coulomb a réussi à intégrer le groupe, intervint Sharko. Il s’intéressait au satanisme, mais il a sans doute découvert une strate supérieure, à savoir les vampyres, avec un « y ». Pour les atteindre, il a employé un procédé identique à celui de Peter Fourmentel, un journaliste qui a enquêté sur les vampyres aux États-Unis : il se rapproche du milieu des tatoueurs/pierceurs, puis des soirées SM dans des clubs, jusqu’à finir par entrer en contact avec Ramirez… Il s’intègre progressivement au clan… Franchit les étapes. Cherche « le secret du sang ».
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