— Vous voulez quoi, bordel ? grogna Vlad.
Sharko, qui mesurait une tête de plus que lui, avait décidé d’aller au plus court. Il lui montra une photo de la croix « Pray Mev ».
— Ça te dit quelque chose ?
— Que dalle.
Le lieutenant le scruta, avec cette méchante impression de s’adresser à un animal à sang froid. Il retourna le morceau de papier glacé, derrière lequel il avait écrit « VAMPYRE ».
— Et ça ?
Les deux fentes se figèrent une fraction de seconde. Trop pour Sharko qui, lorsque Vlad lui annonça qu’il n’en savait rien, le saisit par l’épaule et le plaqua contre une vitrine.
— Tu vends des crocs de vampires, et tu n’en sais rien ? Écoute-moi bien, tête de lézard…
Et Franck lui sortit l’argumentaire classique, qui fonctionnait à tous les coups. Ces « artistes » connaissaient pour la plupart les lois — ils flirtaient souvent avec l’illégalité lors d’interventions chirurgicales plus que douteuses —, mais ils savaient aussi à quel point les flics pouvaient être teigneux. Nicolas en rajouta une couche : menace de fermeture de la boutique, contrôle d’hygiène et des comptes. Acculé, le propriétaire finit par abdiquer.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir, au juste ?
— Qui vient se faire poser ce genre de crocs. Si aujourd’hui, ici en France, il y a des allumés du ciboulot qui se prennent pour des vampires. S’ils se regroupent en bande, où et comment. Ce qu’ils recherchent.
Vlad remit en ordre les objets renversés par l’intervention plutôt musclée de Sharko.
— Oui, il y a des individus qui entrent dans cette boutique pour se faire poser des crocs ou réaliser des modifications corporelles. C’est pour ça que mon business existe, putain ! Pour la plupart, c’est juste esthétique, ça suit une démarche artistique et un goût pour la provocation gratuite. Les lentilles, les crocs… c’est un truc de tribu. Il y a rien de sorcier là-dedans. Vous sortez d’un placard ou quoi ?
Il prit les clous posés sur le comptoir et les replaça dans une vitrine.
— Mais je veux bien vous avouer un truc, et vous me fichez la paix.
— À nous de voir.
— Parfois, ceux qui font ça sont des mecs qui sortent de taule, des suicidaires, des paumés, des types qui n’ont plus grand-chose en quoi croire, qui pensent que le système n’est pas fait pour eux. Des rebelles qui refusent de marcher dans les clous et préfèrent vivre la nuit.
— Tu nous en apprends, des choses.
Vlad ignora la remarque et tendit une paire de crocs « Sabre » à Sharko.
— C’est ce genre de prothèse qu’ils veulent, des dents bien pointues, recourbées. Ces crocs, c’est comme un prolongement, une extension de leur personnalité, un moyen de marquer leur différence, leur colère, d’attirer les regards en coin. Et puis ça fait peur. T’imagines un mec comme ça en face de toi dans une ruelle ou en voisin d’une séance de cinoche ? Ces mecs-là veulent pas être emmerdés. Mais ce n’est pas parce que vous avez des crocs que vous êtes un vampire, vous voyez ce que je veux dire ?
— C’est des vampires qu’on veut que tu nous parles. Avec ou sans crocs.
— Réfléchissez : ceux qui mettent pas de crocs vont pas venir ici. Moi, je peux juste vous parler des autres. En plus des crocs, ils adhèrent à une culture, avec plus ou moins de fidélité et d’investissement. Le vampirisme, c’est sortir la nuit, écouter Cradle of Filth, vénérer la comtesse Báthory et se gaver de films violents, gore, à la limite du snuff. Certains font des pèlerinages en Roumanie ou dans les Carpates sur les traces de Dracula. Ils dorment pas dans des cercueils, mais on n’en est pas loin. Ils se retrouvent dans les boîtes sadomasochistes, parfois en petits groupes parce qu’ils apprécient les mêmes déviances, le SM extrême, les scarifications. Il y a aussi des conventions de vampires, un peu partout dans le monde. C’est commercial, c’est sympa, vous pouvez acheter du matos ou assister à des soirées où des volontaires se font suspendre par des crochets plantés dans la peau, mais rien de bien méchant. C’est ça, le vampirisme. C’est un peu comme les gothiques, c’est une façon d’être, de vivre, de se tenir à la marge sans forcément se comporter en gros méchants.
— Et la consommation de sang humain, là-dedans ?
Le lézard secoua la tête.
— Oh, non, non. Ça n’existe pas, juste une idée tirée de l’imaginaire. Une légende urbaine, si vous voulez. Vous ne croyez quand même pas qu’avec leurs dents ils vont aller mordre dans le cou de pauvres filles vierges ? Les vierges, ça n’existe presque plus aujourd’hui, elles sont encore plus rares que les vampires !
Il eut un drôle de rire — une espèce de sifflement de serpent — en allant remettre sa prothèse en place. Quand il se retourna, Nicolas se plaqua contre lui.
— Tu nous prends pour les rois des cons. On te laisse dix secondes pour ranger ton discours de commercial et nous cracher de l’info intéressante, ou on te tire par la langue et on t’embarque illico.
Le lézard se rétracta. Nicolas vit les deux bouts de son excroissance disparaître entre ses lèvres et son expression changer.
— Écoutez, je…
— Cinq secondes.
Il se dirigea vers son comptoir, où il prit un Post-it et y déposa une identité.
— Les vrais vampyres, ceux avec le « y » que vous avez l’air de rechercher, ils viennent pas chez moi, je vous l’ai dit. Ils en ont rien à foutre des crocs et des lentilles colorées. Je les connais pas, je sais pas qui ils sont. Vous pouvez m’emmerder tant que vous voudrez, aller voir chaque personne de mon fichier clients, ça vous avancera à rien. Ces types-là sont des ombres. Quand il y a trop de soleil, ils disparaissent.
Il tendit le petit rectangle de papier à Nicolas.
— Moi, je peux rien pour vous, mais allez voir Peter Fourmentel. Vous êtes flics, si vous avez un cerveau vous trouverez son adresse. Le mec était journaliste, il a écrit plein de livres sur des sujets ésotériques. Il a voulu s’intéresser aux milieux satanistes et vampiriques il y a cinq ou six ans aux États-Unis. Mais ça a mal tourné : il a été agressé à New York, ils lui ont brûlé le visage pour le dissuader de fouiner.
— Quand tu dis « ils », tu penses aux « vampyres » ?
— En personne. Fourmentel est resté plus de trois mois à l’hosto avant de rentrer en France. Je vous préviens, il est pas beau à voir.
Nicolas fourra le papier dans sa poche.
— Toi non plus, t’es pas beau à voir. Un conseil : change de look
Péronne se déroulait en une farandole de maisons en brique rouge, perdues au milieu des champs de patates, à un battement d’ailes de l’A. Lucie se rendit à l’adresse indiquée par son GPS. Avant de partir, elle avait téléphoné et appris de la bouche de la mère, vivant chez sa fille, que Carole Mourtier était devenue tétraplégique non pas à cause de la chute de tuile, mais à la suite d’un autre drame : la remontée en sens inverse d’une portion d’autoroute. Encore un acte insensé, identique à celui du plongeur et à celui de l’ouvrier tombé d’une falaise. En effet, selon l’épouse que Lucie avait réussi à joindre deux heures plus tôt, l’homme à la main tranchée s’était mis à défier la mort après son accident de travail, jusqu’à la rencontrer.
La personne qui ouvrit à Lucie avait le visage gris comme un ciel du Nord. Henriette Mourtier.
— Entrez.
L’intérieur était simple, avec du carrelage blanc et noir façon taches de vache, des meubles à l’ancienne. Lucie sentit son téléphone vibrer, jeta un œil : Sharko.
— C’est par là, fit la mère.
Читать дальше