Arthur ne bougea pas d’un millimètre, le défiant du regard. Sa face ressemblait à celle d’un mannequin de cire.
— Vas-y, murmura-t-il. Frappe !
Soudain, derrière, un claquement effroyable. Adeline venait de gifler Emma, qui finit à quatre pattes, la marque des phalanges incrustée sur la joue.
— Mais… Pourquoi ? pleura la brune squelettique. Arthur ! Pourquoi elle me fait ça ?
Adeline s’enfuit dans le couloir, le visage entre les mains.
— Non, je ne vous cognerai pas, dit David en se baissant vers Cathy. Ce serait trop facile.
Il porta son épouse jusqu’à son lit. Quelques instants plus tard, Clara apparut dans l’embrasure de la porte.
— Griche, papa… Griche est où ?
Elle fixait sa mère, l’index sur les lèvres. Après s’être enroulé le pouce sanguinolent dans une serviette, David s’agenouilla à sa hauteur.
— Grin’ch est très fatigué, tu sais.
— Griche papa… Veux voir Griche…
Clara était sur le point d’éclater en sanglots. David lui repoussa les mèches derrière les oreilles.
— Grin’ch a très froid, ma puce. Alors papa va aller chercher Grin’ch, puis nous le coucherons sur une couverture, pour qu’il se repose bien et qu’il se réchauffe. C’est toi qui t’en occuperas. Tu voudras coucher ton petit cochon sur la couverture ?
La petite fille sautilla.
— Wouiii !
— Je vais appeler Adeline, elle va jouer avec toi, le temps que papa récupère Grin’ch qui s’est sauvé dans les bois, d’accord ?
— Dort maman ?
— Oui…
Mais il ne trouva pas la force de laisser Cathy seule. Il resta là, allongé contre elle, à murmurer, à l’embrasser doucement. Le sommeil de Cathy était son alcool, qui le désinhibait, ouvrait son cœur, le libérait. Il lui dit qu’il l’aimait, qu’il n’y avait jamais eu qu’elle. Il lui raconta encore que s’il parlait si peu, c’était pour la protéger, pour qu’elle ne souffre pas, qu’il préférait encaisser seul les coups. Il lui confia finalement que s’il devait recommencer sa vie, il choisirait exactement la même. Parce qu’il avait en elle une confiance absolue.
Une confiance absolue…
Il lui dit tout ce qu’il aurait aimé lui dire…
Puis il se leva, sans ciller, s’interdisant de pleurer devant son enfant.
Le petit être de blondeur et d’amour, lui, se colla contre sa mère, le pouce dans la bouche. Un inexprimable moment de tendresse et de douleur muette. Que pouvait-il bien se passer dans sa tête ? Que comprenait-elle ?
David eut peur. Peur pour son épouse. Peur pour sa fille.
Au bord des larmes, cette fois, il prit sa puce par la main et sortit.
Dans la chambre d’en face, Adeline fourrait des vêtements dans sa valise. Le kimono rouge, toutes les mochetés qu’Arthur lui avait offertes gisaient sur le plancher.
— Hors de question que je dorme une nuit de plus avec ce malade ! vociféra-t-elle en s’essuyant le coin de l’œil. Il n’a qu’à se débrouiller avec l’autre exécutrice, puisqu’ils s’entendent si bien !
Elle se moucha dans une serviette éponge.
— Dites-moi que demain, on tente quelque chose ! Dites-moi qu’on va foutre le camp de cet enfer ! Dites-moi juste ça, David !
David plaça Clara devant lui.
— Essayez de vous calmer, Adeline, vous allez lui faire peur. J’y réfléchis vous savez. Croyez-moi, j’y réfléchis…
— Réfléchissez bien, alors ! Il y va de la santé de Cathy. Je l’aime beaucoup, et je sais que tout ceci pourrait très mal se terminer. Si… si on reste, je… j’ai peur de ce qui va arriver…
— Adeline… J’ai besoin que vous vous occupiez de Clara et de Cathy. Que vous ne les quittiez pas des yeux. Je peux compter sur vous ?
Elle acquiesça.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Leur ramener Grin’ch, dit-il en s’éloignant.
Adeline resta clouée sur place, ahurie, alors qu’il fonçait vers le laboratoire pour s’emparer de l’instrument du bourreau : la Rheinmetall.
— Voilà qu’il s’en prend à cette malheureuse machine à écrire ! s’exclama Arthur tandis que David traversait le salon. Vas-y ! Défoule-toi ! Tu écriras à la main, s’il le faut !
David brandit la masse noire au-dessus de sa tête et la jeta par la porte. Elle disparut dans la neige.
— Je n’écrirai plus ! Fini ! Demain, on fiche le camp !
Doffre crispa ses doigts sur le bras de son fauteuil roulant.
— Tu écriras, David. Parce que nous sommes bloqués ici, et que tu n’auras rien d’autre à faire. Parce que tu es ici pour le faire revenir ! Tu as une mission !
David replaça le fusil sur son support.
— Une mission ? Quelle mission ? Vous êtes bloqué. Moi, je suis libre. Aussi libre qu’un oiseau.
— Comme le merle noir, par exemple ?
David ne répondit pas et se dirigea à nouveau vers son antre.
— Vous, ne m’approchez surtout pas ! aboya-t-il à l’intention d’Emma, qui lui avait emboîté le pas. Ne m’approchez plus jamais ou je vous démolis !
Elle continua à le suivre jusqu’au laboratoire, ignorant totalement sa colère.
— Merci de m’avoir sauvée de votre femme, dit-elle d’un ton très doux. C’était un geste courageux, que je n’oublierai pas.
— Fichez le camp, j’ai dit !
Elle le regarda d’un air surpris, comme si elle ne comprenait pas sa réaction, puis s’avança, avec la mine d’un clown triste.
Mais… Pourquoi la mort de ce Schwein vous chagrine, étant donné que vous auriez dû l’éliminer vous-même ? Que c’était votre Job ?
— Quoi ?
— Qui a fait votre sale Job ? Qui, dites-moi ? Je croyais plutôt avoir droit à des félicitations, ou au moins des remerciements !
Mais non ! Qu’est-ce que je récolte ? Des claques et des méchancetés !
Elle parlait sérieusement.
— Mais vous êtes complètement folle ! répliqua David.
— Ce n’est pas moi qui jette des machines pour écrire par la porte ! Ce n’est pas moi non plus qui blesse son mari avec un scalpel, et qui arrache les rideaux ! Ce n’est pas moi qui me suis fait ce truc à la lèvre, ni qui me suis giflée ! Qui est le plus folle, ici ?
Elle se mit à tourner en rond, le visage baissé, les mains dans le dos.
— Je pensais vous avoir fait du plaisir, je me suis… offensichtlich trompée. Je vais mettre votre comportement sur le coup de la colère. Nous en reparlerons plus tard, quand vous serez mieux en forme.
— Nous n’en reparlerons plus ! Demain, je disparais !
Elle s’immobilisa.
— Vous… Vous ne pouvez pas partir ! Ou ça vous tuera ! Ça vous arrachera la tête dès que vous pousserez le nez dehors !
— Quoi ça ? II y a quoi, dehors ? Quand je pense que vous osez encore me parler après ce que vous avez fait à ma femme ! Je vous déteste !
Elle porta ses doigts sur sa lèvre énorme. Les larmes montèrent en une fraction de seconde.
— Vous… Vous me détestez vraiment ?
— Plus que votre cervelle de moineau ne peut l’imaginer ! Dégagez !
Elle se retourna brusquement et disparut en claquant la porte.
David s’empara de la bouteille de Chivas, histoire de calmer ses nerfs. Cette fille, ce n’était pas une case qui lui manquait, c’était l’échiquier complet.
« Un personnage inachevé, songea-t-il en avalant une rasade. Marion s’est enfuie de ton roman pour réapparaître ici… Tu as juste oublié de lui colorier les petites cellules grises et de lui injecter un morceau d’intelligence… Voilà ! Tu paies les conséquences de ton travail bâclé. »
Une image lui traversa l’esprit. Le fusil qu’il avait laissé contre le mur. Il faudrait le cacher. Absolument.
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