Cathy vit rouge.
— Ce que vous dites est complètement absurde ! David n’aurait jamais fait une chose pareille ! À quoi jouez-vous ?
— Je ne joue pas, je rapporte la vérité, c’est tout. Ce n’est pas moi qui a rentré en pleine nuit dans sa chambre…
Elle se redressa et recula vers la porte.
— Vous avez deux minutes ? Histoire que je vais chercher des aiguilles dans le laboratorium .
— Dépêchez-vous, alors !
— Vous savez, nous deux, je pense que nous sommes roulées sur de mauvaises routes. Je suis prête à vous pardonner ce que vous m’avez fait à la Lippe . Parce que je comprends votre… sensation. C’était la réaction normale d’une femme qui aime son mari.
Cathy n’eut pas le temps de répondre. La porte qui claque. Puis le bruit de la clé dans la serrure. Elle fonça, les deux mains en avant, hurlant de toutes ses forces.
— Noooon !
Ses poings s’abattirent sur la porte verrouillée. Clara, effrayée, et comme par instinct, se mit à appeler Grin’ch. Sans s’arrêter.
— Griche ! Griche ! Griche ! Griche !
Dans le couloir, des bruits de pas, des chuchotements, puis le bruit monotone du fauteuil roulant d’Arthur, sortant de sa tanière.
Là, à dix centimètres, de l’autre côté. Il venait de s’arrêter.
— Arthur ! Je vous en prie ! Non ! S’il vous plaît ! Aucune réponse, juste les battements acharnés de son cœur.
Et le souffle du vieil homme.
— Arthur ! Ouvrez ! Ouvrez cette porte ! Puis le bruit du fauteuil, de nouveau, s’éloignant vers le salon.
Hors d’elle, Cathy cogna avec une rage folle sur le bois, se retourna, les cheveux dans la bouche. Elle ouvrit l’armoire. Vide. Rien à propulser !
Elle se précipita encore, le pied en avant. Les gonds ne bougèrent pas d’un millimètre.
Elle arracha les ersatz de rideaux. L’ignoble vision des carcasses. Puis ses martèlements, sur la vitre. Incassable. Plexiglas. Une serrure en interdisait l’ouverture.
Enfermée dans un chalet… Un chalet enfermé dans une forêt… Une forêt enfermée dans l’hiver… Un piège gigogne…
Pas d’échappatoire.
Clara, à présent, sanglotait. Sa petite bouille ronde demandait : « Qu’est-ce qui se passe, maman ? »
Cathy la serra fort contre elle. Puis elle s’assit dans un coin, son enfant sur les genoux, et se mit à lui caresser la tête.
Grin’ch allait mourir… Sous leurs yeux…
— Il n’y a pas… à dire, cet endroit… est quand même… magnifique, souffla Adeline en attardant un œil émerveillé sur les montagnes qui s’étiraient au loin.
— Dommage qu’on soit obligé de s’y promener avec un fusil à rhinocéros dans une main et une bouteille de whisky dans l’autre, répliqua David. Et dommage que les traces de pas aient été recouvertes ! Ça va, votre souffle ?
— On fait avec…
Mais non, ça n’allait pas. Il fallait pratiquement s’arrêter tous les cinquante mètres. La neige leur montait presque jusqu’aux genoux, alourdissant chaque enjambée, mobilisant à chaque pas toute leur attention pour ne pas poser le pied dans un trou. Une chose était certaine : pour Adeline, rejoindre la B500, ce serait comme traverser le Pacifique à la nage.
David avança sans plus parler. Le froid piquait, il avait la gorge sèche. Depuis leur départ, il ne cessait de penser aux numéros… Il avait beau retourner l’énigme dans tous les sens, chercher la faille, essayer de déjouer le tour de magie, il n’y comprenait rien.
Parce que ces nombres étaient arrivés dans l’ordre chronologique, rapportés chaque fois par une personne différente.
D’abord celui sur le chêne, que Cathy avait découvert dès leur arrivée, correspondant au premier massacre. Puis celui derrière la photographie de l’entomologiste, découvert par Adeline. Ensuite Emma qui, à moitié morte, avait débarqué avec le numéro de son compteur kilométrique — sans aucun doute le cas le plus troublant. Et, aujourd’hui, le numéro de série d’un fusil, relevé par lui, David. Quatrième numéro, quatrième tuerie.
Que fallait-il y comprendre ?
Arthur voulait ramener le Bourreau à la vie, par l’intermédiaire du livre. Et le Bourreau, effectivement, revenait par bribes, par indices, par signes… Ces numéros, éparpillés dans le chalet. Emma, la brune rachitique jaillie de la page blanche, alors qu’elle tentait d’échapper au monstre. Les empreintes, la herse, les lapins dépiautés. Et surtout, l’épouvantable sensation d’écrasement, qui, de plus en plus, les dressait les uns contre les autres, les ébranlait psychologiquement, comme aimait le faire Tony Bourne avec ses victimes.
Aussi stupide et incohérent que cela pût paraître, l’ombre du Mal planait là, quelque part entre ces troncs gigantesques. On pouvait essayer de rester aussi cartésien qu’on le voulait, impossible de nier l’évidence.
Le soleil éclata dans les frondaisons, s’éparpillant en étoiles lumineuses. David plissa les yeux.
Le livre… Tout semblait tourner autour du roman qu’il écrivait… Ces mots, qui coulaient littéralement de ses doigts dès qu’il se positionnait face à la Rheinmetall, sans qu’il éprouvât le moindre besoin de réfléchir. Cet état extraordinaire qui l’enveloppait au cœur du laboratoire.
L’arum, la tache verte abdominale, la scie électrique… L’influence…
Pourquoi Arthur tenait-il tant à ce livre, comme si c’était pour lui une question de survie ? Et pourquoi impérativement avant le vingt-huit février ?
David regarda loin devant, le torrent miroitait sous le soleil. Toujours pas de cabane en vue. Derrière lui, Adeline inspirait et soufflait régulièrement, avec application. Elle ne s’était pas encore servie de sa Ventoline.
David serra plus fermement le fusil, qui commençait à glisser de ses doigts. Derrière ses rétines, l’image obsessionnelle d’un crâne chauve.
Qui était Arthur Doffre ?
David se rappelait la première fois où il l’avait rencontré, vêtu de son trois-quarts de fourrure, jailli de la brume dans sa longue berline. L’entretien dans l’habitacle, puis, d’un coup, les événements qui s’enchaînent, le destin qui se bouleverse. Boulot presque plaqué, chats parachutés, maison quittée… Et personne pour savoir précisément où ils se trouvaient. Le tout en quelques jours…
— Arthur, comment l’avez-vous connu ? demanda-t-il en ralentissant le rythme. Enfin, si ce n’est pas trop indiscret.
Adeline était courbée, haletante. Elle commençait à peiner sérieusement.
Ils s’arrêtèrent.
— Je rentrais chez moi… tout simplement. Et là… une grosse voiture dans une petite rue, en face de… mon appartement. Le brouillard… Je dois avouer que tout ceci… m’a un peu refroidie, mais… ça m’a pas empêchée de monter. Ça… m’intriguait… Et c’est là que je l’ai rencontré la première fois… Rien de bien romantique, vous voyez.
— Et personne, dans la rue, à ce moment-là, qui ne vous ait vue entrer ni sortir…
Adeline respira bruyamment.
— Je ne me suis pas posé la question… mais je n’en ai pas le souvenir. Il n’y avait que… ce Christian, planté dehors… Quand je suis… sortie de là, je n’avais qu’une idée en tête… C’était de refuser et de rentrer chez moi. C’était beaucoup trop… loufoque. C’est… cette enveloppe, bourrée de fric, qui m’a convaincue. Une semaine plus tard, je me retrouvais ici…
— Et vous n’avez pas le sentiment de l’avoir aperçu avant ?
Elle secoua la tête.
— Non, non… Je ne l’avais jamais vu… C’est plutôt ce Christian qui m’intrigue…
Ils reprirent leur marche. David avait du mal à encaisser le coup. L’impression atroce que ses pas ne lui appartenaient plus. Que ces pas, on l’incitait à les faire, de la même façon qu’on l’avait poussé à venir en ce lieu étrange. Lui, mais aussi Adeline, et Cathy, et Emma.
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