Il l’ouvrit et son regard fila droit à la signature. Il sursauta. Il l’aurait reconnue entre des milliers. Droit, sans soulignage superflu, semblable à celui apposé en bas de toutes ses toiles, le fameux paraphe de R.S. Gaylor. Tom eut besoin de s’asseoir pour lire la courte page qui lui était adressée, à lui, Tom.
La police m’apprend que vous êtes l’homme à la chemise rouge qui s’est enfui de chez moi après la découverte du corps de Robert Saldon.
Vous comprendrez que votre rôle dans cette soirée pénible me paraisse très insolite et que je souhaite entendre personnellement votre version des faits. J’aimerais que vous m’exposiez vous-même les raisons de votre présence, non seulement chez moi, mais dans mon propre bureau.
Il paraît que vous êtes peintre et que vous vouliez me soumettre vos essais. Apportez-les donc.
Vous n’ignorez pas que la police vous tient pour le suspect principal. Elle est donc avertie de cette entrevue, et mieux, elle l’a sollicitée.
Je compte sur votre visite le 26 à 17 heures.
17 heures ! Tom fila à toute allure et parvint, haletant mais avec une peu d’avance, au 25 avenue de l’Observatoire. Il reprit son souffle dans l’escalier et se rafraîchit les joues avec les mains. Sa course ne lui avait même pas laissé le temps de réfléchir à cette impérieuse convocation. En fait, il aurait dû s’en douter depuis longtemps. La police devait espérer que Gaylor l’identifie, même si lui, Tom, avait juré être un inconnu pour le peintre. Mais ce qu’il pourrait jurer ou rien, c’était pareil pour la police. Tout de même cette phrase, « me soumettre vos essais ». Ses essais ! Tom serra son enveloppe de photos et se récita quelques pensées orgueilleuses qui redressèrent son allure. Il était hautain d’avance en sonnant à la porte. Gaylor avait beau être un génie, il n’était pas sûr qu’il eût su tuer un anaconda avec autant d’adresse que Tom l’avait fait l’année passée quand il avait remonté ce grand fleuve pourri.
Un valet de chambre lui ouvrit. Tom ne l’avait pas vu le soir de la réception. Il devait être d’Afrique du nord, d’Égypte peut-être, et il avait l’air assez âgé. Mais il se tenait droit, cambré, et il était presque aussi grand que Tom. Gaylor avait dû se l’offrir au cours d’un voyage comme souvenir, c’était assez dans sa manière. Et il avait dû exiger aussi qu’il ne marche que pieds nus dans l’appartement chargé de tapis. Lubie ostentatoire, pensa Tom avec mépris. Heureusement, l’homme, qui était beau, avait des pieds splendides. De l’étage, il entendit la voix grave qui appelait.
— Khamal ! Est-ce le jeune homme que j’attends ?
Tom fit oui de la tête et Khamal libéra le chemin en s’effaçant sans dire un mot.
En prenant le couloir pour la seconde fois, le souvenir de sa répugnante trouvaille de l’autre soir lui embarrassa la marche. Cette fois, la porte du fond était grande ouverte. En croisant le regard de Gaylor qui l’observait, appuyé d’une main sur la table, Tom sentit que ses défenses n’allaient pas résister de manière durable.
Ils se serrèrent la main et Gaylor lui sourit. Finalement Tom trouva naturel que cet homme profite de sa gloire et de son argent, avec tout l’excès et la parade qui lui plaisaient. Qu’il ait su tuer ou non un anaconda, ne changeait rien à l’affaire.
Sur le désir du peintre, Tom dut faire le récit, assez gêné, de sa quête, de sa rencontre avec Saldon, de son intrusion à la soirée, de son indiscrétion et puis de sa découverte dans le bureau. Il ne pouvait faire autrement que de croiser et décroiser les jambes sans cesse, et en ce moment ses jambes le gênaient, il les trouvait trop longues. Il finit par se lever et parler debout en tournant dans la pièce. Gaylor ne le quittait pas des yeux. Bras fermés, laissant fumer une cigarette au bout de ses doigts, et un pied posé contre une chaise, Gaylor écoutait sans interrompre, le regard lourd. Tom pouvait bien voir sa joue déchirée et son œil à moitié fermé, le maxillaire carré et la lèvre inférieure en avant, le nez large et busqué, la prunelle verte, les cheveux blancs et les très grandes oreilles, et il était satisfait de réussir à le voir de si près. De temps en temps, la cendre de sa cigarette tombait et Gaylor époussetait sa chemise d’un geste précis et pesant. Tom imaginait cette main puissante tenant le pinceau, cela devait être un spectacle souverain.
— C’est là toute l’histoire ? dit enfin Gaylor.
— Oui, répondit Tom. Il se sentait épuisé.
— Et le store ? C’est tout ce que vous pouvez me dire sur ce store qui tremblait ?
Tom écarta les bras et les laissa retomber sur ses cuisses. Il ne voyait pas quoi dire d’autre sur ce foutu store. Gaylor frappa avec violence du plat de la main sur la table et en levant la tête, Tom comprit ce qu’entendaient les journalistes quand ils écrivaient que son visage flambait.
— C’est inconcevable ! Vous sentez ce store bouger, vous percevez qu’un homme est là, derrière, et vous, au lieu de guetter, au lieu de tenter quelque chose, au lieu d’essayer de savoir, vous vous enfuyez comme un lâche en lui laissant la route libre ?
Tom repensa le plus fort possible à l’anaconda. Il avait horreur qu’on le traite de lâche.
— Vous rendez-vous compte de ce que vous avez gâché ? Vous en rendez-vous compte ? Vous avez tout gâché !
Tom ne put rien répondre. Il savait que Gaylor avait raison. Il n’y avait aucune excuse à sa conduite. Il aurait pu au moins se cacher dans le vestiaire et attendre de voir l’homme se glisser hors de la pièce. Et tout aurait été fini. Il retourna au fauteuil et s’y mit un peu en boule, les mains dans les cheveux. Gaylor avait vraiment l’air hors de lui. Mais qu’est-ce que Gaylor pouvait bien avoir à faire de l’assassin de Saldon ? Saldon n’était plus son ami depuis longtemps. Bien sûr le crime avait été commis chez lui, dans son propre bureau, et ce n’était pas agréable. Mais de là à s’énerver de cette manière. Et puis Tom se dit qu’il était idiot. Gaylor ne cherchait pas le meurtrier de Saldon, Gaylor cherchait son propre meurtrier, l’homme qui avait tué l’autre en le prenant pour lui. Gaylor avait tout de suite compris qu’il y avait eu erreur d’appréciation et qu’il l’avait échappé de très peu. Il avait peur tout simplement, et la seule pensée que Tom ait laissé passer de si près l’occasion de saisir l’assassin le rendait fou de fureur. À cause de lui, il y avait un meurtrier libre, vivant, actif, et qui viendrait frapper à nouveau. Gaylor avait l’air d’être certain de cela. Il savait quelque chose qu’il avait tu aux policiers. Pour lui, Tom n’était pas un suspect, mais un simple imbécile. Et pour le moment, Tom, qui comprenait seulement les conséquences dramatiques de sa fuite, en était bien d’accord.
Le silence dura des minutes entières. Les jambes contractées, les dents sur la lèvre, Tom se sentait transpirer beaucoup trop et ne pouvait pas remuer. Gaylor bougea le premier. Lentement il s’approcha et demanda d’une voix redevenue très calme.
— Ces photos ? Celles de vos toiles ? Vous les avez avec vous ? Montrez-les moi.
Gaylor les sortit une à une de l’enveloppe, les déroula et les disposa sur la table, le dos tourné à Tom. Il siffla un air avant de se retourner.
— Avez-vous déjà été montrer ça ?
— Personne n’en veut, souffla Tom.
— Bien sûr. Ce ne sont que des crétins, des incompétents, des marchands. Je crois, continua-t-il, que quand toute cette horrible histoire sera finie — et Tom eut l’impression qu’il cherchait sa respiration — oui, quand tout cela sera terminé, vous reviendrez me voir et je m’occuperai un peu de vous.
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