— Qu’est-ce qu’il t’a appris, ton ancien condisciple ?
— L’enquête a progressé sur Saldon. Ils ont su qu’il était dessinateur quand il a connu Gaylor, puis représentant, et qu’il avait bien une mission d’affaires qui l’appelait en Europe. Ils ont contacté sa femme. Elle dit que son mari n’avait été le compagnon de Gaylor que quelques années. Quand il a commencé à faire du scandale dans les bars, elle lui a interdit de continuer à le voir, et il lui a obéi. Avant de trouver sa place de représentant, on ne sait pas trop ce qu’il a fabriqué. La police l’a surveillé pendant un moment, à cause d’une escroquerie dans une fausse agence de voyages. Mais sa participation n’a jamais été prouvée. On l’a soupçonné d’avoir servi de rabatteur à pigeons. Par la suite, peut-être refroidi par cette aventure, Saldon n’a plus inquiété personne, et la police a cessé de le tenir à l'œil. Tu vois, rien de formidable en apparence. À moins bien sûr qu’il n’ait été plus malin que tout le monde et n’ait continué d’exercer des petits trafics sans se faire prendre. C’est envisageable… Et puis ça fait deux mois qu’il était en Europe. Il venait d’Allemagne, de Belgique, d’Autriche, de Hollande. Il a bien réalisé quelques affaires pour sa firme, mais il a pu aussi tremper dans autre chose.
— Il ne m’avait pas parlé de ces étapes en Europe.
— Rien ne l’obligeait à tout te raconter… Tom, est-ce que tu m’écoutes ?
— Non. Je pense à quelque chose. À quelque chose de très important que j’avais tout à fait oublié. Tu comprends, j’étais tellement persuadé qu’on avait tué Gaylor que je n’ai plus réfléchi à Saldon par la suite.
— Qu’est-ce qu’il y a eu ?
— Le soir, quand on est entrés dans la grande salle, au tout début. Il s’est arrêté d’un coup sur le seuil et il a eu l’air mal. Je l’ai touché et il était trempé et froid. Et puis très vite, il est redevenu mou comme d’habitude. Il m’a dit que tous ces gens l’impressionnaient, qu’il n’avait plus l’habitude, et il est parti tout de suite de son côté. Mais j’étais certain qu’il avait vu quelque chose qui l’avait frappé, ou quelqu’un qu’il a voulu fuir.
— Et tu as cherché j’espère ?
— J’ai cherché. J’ai examiné tout ce qu’on pouvait voir de la place où on était. Il y avait une dizaine de personnes au premier plan. Sur le côté, j’ai remarqué deux femmes qui étaient certainement américaines.
— D’après les chaussures ?
— Et d’après les robes, le maquillage, l’allure, tout. Et je me suis dit, c’est bien, c’est la femme cachée qui a ravagé son existence, l’unique femme qu’il ait jamais aimée et ainsi de suite à perte de vue. Je n’étais pas dans mon état normal, ajouta Tom en souriant.
— Je ne pense pas que l’inspecteur Galtier apprécie que tu viennes à retardement lui conter cette anecdote. Cela fait un peu trop songer au coupable qui cherche à écarter les soupçons. Saldon a eu peur de quelqu’un. Le Quelqu’un l’a tué. C’est très gros. Et comme Saldon n’est plus là pour te contredire, tu peux vraiment en faire ce que tu veux.
— Jeremy, tu ne me crois pas ?
— Si. Je te dis seulement ce que Galtier en déduira nécessairement si c’est un inspecteur principal sérieux. Il pensera que tu te fous de lui. Il le prendra mal.
— Pourtant, je n’ai pas le choix. Je ne peux pas garder cela pour moi.
— Non, il faut que tu le dises à Galtier. Il s’énervera, mais il ne faudra pas se faire de bile. Parce que de toute façon, on trouvera le meurtrier avant lui. Bien avant qu’il puisse t’arriver quoi que ce soit de désagréable.
— Comment peux-tu être si sûr ?
Jeremy haussa les épaules.
— C’est une sensation. Un pressentiment. Appelle ça comme tu voudras.
— Je vois les choses autrement, dit Lucie.
— Comment ?
— Pourquoi se concentrer sur le meurtrier de Saldon, alors que Tom avait cru dans l’obscurité que c’était Gaylor qu’on avait tué ? Est-ce qu’un assassin qui attendait dans le bureau et verrait entrer un homme en cape, n’aurait pas pu faire la même erreur ?
— C’est ce que tu penses ? demanda Jeremy.
— Pourquoi pas ? dit Lucie.
— Et toi Tom ?
— Cela me paraît le plus intelligent. Saldon ne m’inspire pas. Je ne vois pas ce qu’il aurait pu faire qui puisse mériter la mort, à part des petits coups par-ci par-là. Pauvre Saldon. Mais Gaylor, c’est une autre figure, un personnage d’envergure mondiale. Il a dû mener une drôle de vie à Frisco. Peut-être même à Paris aussi, quoiqu’on n’en ait jamais rien su.
— Certes, dit Jeremy. C’est vrai, cette histoire de cape complique tout. Que comptes-tu faire demain, Tom ?
— Galtier a pris mon existence en charge. Je suis convoqué à 8 heures au commissariat. Ma vie est provisoirement en dépôt là-bas.
— Arrange-toi si tu le peux pour me rejoindre à l’heure du déjeuner. Au même café, face à la gare. On verra comment Galtier dispose ses pièces, son front, ses ailes, et on avisera. Pourras-tu venir, Lucie ?
— C’est impossible. Mais j’irai voir Louis. Il doit savoir des choses sur la vie de Gaylor en Amérique.
— Alors ainsi c’était Louis, le garçon de Frisco dont tu m’as parlé ? Celui qui l’accompagnait la nuit ?
— Oui, dit Jeremy. Quand Louis s’est lancé dans la photo, il a voulu dévorer le monde. Il est parti là-bas pendant quelques mois en emmenant Jeanne. Et sur sa route, il a croisé Gaylor. Ça lui a tourné la tête. Tu sais, toujours la vieille histoire des ailes d’Icare.
— Ah, fit Tom. Pourquoi ne me l’avais-tu jamais dit ?
— On ne peut pas tout répéter.
— Bien sûr.
Tom se leva et chercha sa veste.
— Tu peux dormir ici si tu le souhaites.
— Non, je vais bien maintenant. Tout à fait je t’assure. Je vais rentrer chez moi.
Il les embrassa tous les deux.
Sur le chemin, Tom n’avait absolument plus peur. C’était fini. Il n’avait plus peur d’être coupable et il ne craignait plus Galtier, ni son regard sombre, ni sa voix fragile. Demain il mettrait sa chemise rouge et l’inspecteur comprendrait.
Avec de la chance il attraperait la séance de nuit au festival du film noir, et c’était exactement ce qu’il lui fallait pour le remettre tout à fait en selle.
Et malgré une nuit brève, il fut à l’heure au commissariat.
— On ne pleure plus ce matin ? interrogea Galtier à voix presque basse.
Il finissait la rédaction d’une note et ne leva qu’un instant les yeux vers Tom en lui faisant signe de la main de s’asseoir. Mais Tom s’était déjà assis.
— On ne pleure plus, répondit Tom en étendant ses jambes. On est même devenu un coupable de rêve, conciliant, résigné, comme tout inspecteur souhaite un jour d’en rencontrer, c’est normal.
— Ne jouez pas trop fort, Soler. Vous travaillez un nouveau rôle ?
Tom rougit.
— Parce que très franchement, il n’y a aucun motif pour être d’aussi bonne humeur, reprit Galtier. Vous êtes loin d’être tiré de là, mais si ça vous amuse après tout, c’est votre droit.
— Faut-il donc que je pleure à nouveau ? Qu’est-ce que vous voulez à la fin ? Vous n’êtes jamais satisfait. Et vous me vouvoyez à présent. Que faut-il en conclure ? Mon cas s’est-il aggravé ou amélioré ?
— Ni l’un ni l’autre. Rien ne bouge en ce qui vous concerne. Et je le regrette car j’aime le changement. Savez-vous que la piste Saldon ne débouche sur rien d’important ? Ce n’est pas bon pour vous.
— Justement, j’ai quelque chose à vous dire à ce propos, qui ne m’est revenu qu’hier soir. Je préfère vous prévenir tout de suite que vous n’y croirez certainement pas. Cependant, il n’y a pas plus pure vérité. C’est de la vérité à l’état natif.
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