— C’était celui de Saldon. La cape ne fait pas le peintre, Soler. C’était Saldon avec la cape de Gaylor sur lui. Tant pis pour toi si tu t’es trompé de victime. Un meurtre est un meurtre, de toute manière.
— C’est très vrai, dit Tom en souriant.
— Et si c’est Gaylor que tu voulais tuer, je te préviens qu’en ce moment, il doit fumer assis dans un fauteuil. Si bien que tout est à refaire.
— Ainsi ce n’était pas Gaylor ?
— Voilà. Allez, on continue.
— Où est ce qu’on en était ?
— Tu avais eu l’invitation.
— C’est cela. On s’est retrouvés avec Sald à 9 heures. Quand on est arrivés à la soirée, il avait l’air de connaître des gens. J’ai filé dans un angle, près des livres, et j’ai attendu qu’une occasion passe. Trois fois Gaylor est venu tout près et il ne m’a même pas remarqué, et je n’ai pas fait un geste pour l’approcher. Vous imaginez ?
— Pourquoi n’as-tu rien dit ?
— Je ne sais pas. Je tremblais.
— Pourquoi ?
— Ça ne vous est jamais arrivé sans doute ?
Galtier frappa sur le bureau une nouvelle fois.
— Ne t’occupe pas de moi, bon dieu !
— Bon. Vers 1 heure du matin, j’ai décidé que j’allais laisser mes photos dans un coin avec un mot. J’ai mis au moins une demi-heure à rédiger ce foutu mot. Ensuite j’ai été jeter un œil au premier, il y avait beaucoup trop de monde en bas. Les lavabos étaient indiqués, cela paraissait naturel de monter. Personne n’a fait attention.
— As-tu croisé quelqu’un ?
— Je vous l’ai dit, personne. J’ai dépassé le vestiaire, j’ai pris le couloir. Je voyais une porte entrebâillée au fond. Je suis entré tout doucement sans allumer. La porte a grincé, cela ne m’a pas plu. Et puis j’ai vu Gaylor par terre, avec cette saloperie de couteau. Cela m’a fait un drôle de choc d’être avec ce cadavre. J’étais sûr qu’il était mort.
— Pourquoi ?
— C’est comme ça. Et j’ai senti aussi que je m’étais fourré dans un sale truc. Maintenant que le peintre était mort, je ne pouvais plus rien expliquer, ni mes manœuvres pour l’approcher, ni mon intrusion à la soirée, ni l’histoire de l’enveloppe. Tout paraissait louche tout d’un coup. Pourquoi Saldon avait-il cette cape ?
— Pour la vendre. Elle vaut très cher chez les collectionneurs. Tu ne savais donc pas ça ? Le dernier paysan sait ça.
— Le temps que je me décide, j’ai cru sentir le store trembler, derrière le corps. Ce devait être du vent mais je me suis affolé, je ne sais pas pourquoi. Il m’arrive d’être plus courageux. Rien n’allait ce soir-là. Enfin j’ai cru qu’on allait me tuer, et j’ai couru. C’est la seule chose que j’ai su bien faire, courir. Tellement vite que j’ai dû cogner quelqu’un dans le couloir et que j’ai raté des marches dans l’escalier. Le portier m’a crié quelque chose sur une histoire de taureaux.
— Le portier est un torero manqué. Encorné dans la cuisse au premier assaut.
— J’ai continué à courir dans la rue, et j’ai vu que personne n’était après moi. Je me suis apaisé. Personne ne savait qui j’étais, pas même Saldon qui ne m’appelait que Thomas. Personne ne pourrait me retrouver. Je n’avais rien à dire. J’ai pensé que le mieux était qu’on s’arrange sans moi.
— Tu ne te rappelais pas avoir dit ton nom à cette femme ?
— Maintenant si. Je me souviens. Est-ce que j’aurais dit mon nom si j’avais voulu tuer quelqu’un ?
— Un meurtre n’est pas toujours une chose organisée.
— Est-ce que je n’aurais pas attendu d’être plus au calme pour tuer Saldon ?
— Tu n’avais peut-être pas le choix. Ou peut-être as-tu pensé tuer Gaylor. Tu y vois bien dans le noir ?
— Absolument rien.
— Eh bien voilà. Comme tout est simple en effet.
— Inspecteur Galtier, j’étais seulement venu montrer mes tableaux ; je ne connaissais personne ; je n’ai tué personne, je n’ai pas une figure d’assassin.
— Les figures d’assassin, on en parle beaucoup et tout compte fait, ça n’existe pas. Ça va et ça vient. Ça sert à se faire peur. Signe ta déposition. Sur le double également.
— Qu’est-ce qu’on va faire de moi maintenant ?
— Garde à vue quarante-huit heures. Pour le moment c’est tout ce qu’on peut faire. Et ne me regarde pas comme ça, tu ne vas pas y laisser ta peau.
— Vous n’allez pas me mettre ces saloperies aux poignets tout de même ?
— Les menottes ? Pas si tu te tiens tranquille.
Galtier sonna.
— Quarante-huit heures, dit-il doucement à Vuillard en désignant Tom du menton.
Voilà, se dit Tom. Quand ça commence comme ça, il n’y a aucune raison que ça s’arrête. Pourquoi est-ce qu’il avait fallu qu’il coure comme un imbécile ?
Tom parti, Galtier ferma son bureau et descendit boire quelques cafés. En traversant le hall du commissariat il s’aperçut dans la glace, et Galtier n’aimait pas trop s’apercevoir. Cela lui rappela que Soler n’avait pas cessé de le dévisager, et de dévisager tout le monde, comme s’il voulait les apprendre par cœur. Il eut un mouvement d’humeur. Il préférait encore ceux qui ne le reconnaissaient toujours pas après le troisième interrogatoire. Ce pouvait être humiliant, mais au moins on avait la paix. Et heureusement, c’était le plus souvent comme ça. Au lieu que là, il avait eu la sensation d’être examiné, considéré. Mais Soler aurait beau regarder, cela ne le dérangerait pas. Galtier sourit. Il savait qu’il était beaucoup trop calé. Il avait traversé assez d’histoires en vingt ans, et il pouvait rester insensible, anesthésié, sous les hurlements, les prières, les plus beaux visages en sanglots, les attaques nerveuses. Et s’il le devait, il bouclerait Soler, qui en prendrait pour trente ans. Qu’est-ce qu’il avait dit, Vuillard, tout à l’heure dans l’escalier ? « Il a l’air assez pur, ce gars-là. À mon sens, ce n’est pas le bon ». Quelle foutaise ! De temps en temps, Vuillard disait vraiment n’importe quoi. Il bouclerait Soler s’il le fallait et sans frémir, qu’il le regarde ou non à l’instant où il lui verrouillerait les poignets.
Deux jours plus tard, on relâcha Tom sans un mot. On lui fit signer des dizaines de papiers et on lui rendit sa veste et son portefeuille. Il pensa à réclamer ses lunettes noires. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il n’avait pas le droit de quitter Paris, sauf motif très grave dont il aurait à avertir la police. Et que de toute manière on le tiendrait à l’œil.
Tom préféra expliquer tout de suite qu’il ne rentrerait pas chez lui ce soir, qu’il irait chez son ami Mareval, à moins qu’on n’y voie quelque inconvénient. Ainsi, on lui ficherait la paix pour ce soir.
En sortant, il croisa M me Gaylor et il lui trouva l’air encore plus grave qu’à la soirée. Il ne l’avait observée que d’assez loin ce soir-là, et dans le couloir, il remarqua quelques défauts, mais bénins pour un tel visage. Peut-être l’absence de maquillage lui faisait-il les lèvres plus minces et plus droites qu’il n’en avait gardé le souvenir. Tom ne voulut pas admettre un seul moment qu’on pouvait avoir quelque chose à lui reprocher, et il se dit seulement que Galtier aurait pu avoir la délicatesse de se déplacer à son appartement au lieu de la faire venir dans son sale bureau sinistre. Mais il était certain que Esperanza Gaylor ne se laisserait pas, elle, intimider par les manœuvres enveloppantes de l’inspecteur Galtier. Il sourit en pensant à ce qui attendait Galtier et qui le vengerait un peu. Il l’avait drôlement baladé, Galtier. S’il n’avait pas été aussi fatigué et choqué encore, la répartie aurait été sanglante. L’inspecteur avait profité d’un avantage provisoire, c’était tout. À sa place, Tom en aurait fait sans doute autant. Mais tout de même, est-ce qu’on avait jamais vu un homme avec cette aussi dure douceur, ou cette aussi douce dureté, c’est comme on voulait ? Si peu brutal qu’on ne se méfiait pas, et puis on se découvrait tout d’un coup serré de trop près, acculé à consentir.
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