— Sald ! Sald, que t’arrive-t-il ?
Et en le touchant, Tom le sentit glissant de sueur. Le temps qu’il s’écarte avec un peu de dégoût et qu’il purifie sa main en la chauffant dans la poche de son pantalon, Saldon avait repris sa consistance normale.
— Ce n’est rien, sourit-il, et Tom lui trouva le sourire malheureux. C’est tout ce monde, tous ces gens. Je n’ai plus l’habitude, je dois être impressionné probablement. Je suis content que tu sois venu avec moi. Mais à présent chacun pour soi. C’est mieux. On se retrouvera tout à l’heure.
Et Saldon disparut, plantant Tom qui chercha ses cigarettes pour donner le change à son désarroi. Qu’est-ce qui lui avait pris, à Saldon ? Il avait vu en entrant quelque chose de curieux, cela ne faisait pas de doute. Tom laissa filer sa pensée quelques instants et considéra les groupes les plus proches. Qui Saldon avait-il vu ? Il n’y avait là rien ni personne qui semblât sensationnel. Évidemment il y avait bien ces deux femmes, à gauche, toutes les deux très grandes, et avec des tenues très remarquables, américaines c’était évident. L’une d’elle parlait à voix basse, et sa grâce finissait par forcer l’attention. Satisfait, Tom attacha son regard sur son profil, étudia l’attache du menton qui lui semblait la clef décisive de l’ensemble. Fermant un peu les yeux, il se demanda si Saldon n’avait pas revu en elle l’ancien et secret amour qui avait démoli sa vie, et bientôt l’idée lui parut probable. La tristesse de cette rencontre commençait même à l’affecter. Cela lui arrivait assez souvent, et ça pouvait le saisir n’importe où, n’importe quand. Mais ce soir, il se sentait pire que d’habitude. Ce devait être tous ces calmants qui lui faisaient l’esprit trop souple, trop véloce, et il trouva qu’il dérivait avec une facilité étonnante. Sa cigarette lui chauffa les doigts. Qu’est-ce que tu fais bon dieu, à fabriquer cette histoire imbécile ? Que Saldon aille au diable avec sa vie piétinée par l’amour. Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Absolument rien. Ce soir est une occasion magnifique pour toi, tâche d’en profiter au lieu de laisser filer la ligne comme un égaré. Il tâta sa poche. Les photos étaient bien là. En place, calées, prêtes à toutes les folies, et Tom entendait avoir l’audace de les montrer, de les soumettre au jugement du maître.
Du regard, il dominait bien la foule et repéra Saldon en conversation passionnée avec on ne sait qui. Bien sûr Saldon allait retrouver des tas de gens. Mais lui, il était tout seul et il fallait qu’il se débrouille avec ça.
Une bibliothèque couvrait un mur entier de la grande salle et Tom se sentit provisoirement sauvé. Il pouvait tout faire du moment qu’il y avait des livres. Il pouvait les considérer, les attraper, les feuilleter, même essayer de les lire. Avec un peu de gravité et de curiosité brutale, il était probable qu’il attirerait facilement l’attention sur lui. Surtout qu’il avait la chance d’être tellement grand. Tom fit la moue et la vulgarité du procédé lui donna un peu de honte. Il tâcherait pour l’oublier d’y mettre le plus de sincérité possible. Est-ce que ce n’était pas vraiment intéressant de savoir ce que Gaylor pouvait bien lire ?
Le peintre était tout à l’opposé de lui et l’étendue liquide et hostile des invités les séparait. Tom avait noté qu’il portait sa cape courte de drap bleu sombre, une chemise de toile noire, et un bracelet d’argent à son poignet qu’on voyait briller à chacun de ses mouvements. Il avait entendu dire que Gaylor possédait cinq de ces capes, et qu’il les avait fait faire il y a très longtemps par un tailleur mexicain, et qu’il sortait rarement sans. À ses côtés il y avait sa femme. Également belle, jugea Tom, mais sans doute plus classique. Il savait à présent qu’elle s’appelait Esperanza Morecruz — ce qui était à vrai dire un nom séduisant —, qu’elle était espagnole de Barcelone et qu’elle avait rencontré Gaylor à l’occasion d’un passage en France avec son père, attaché d’ambassade. Et elle ne l’avait plus quitté. De loin, Tom, qui ne perdait rien des remous du groupe céleste, voyait qu’elle ne disait pas un mot et qu’elle avait l’air d’avoir l’âme ailleurs. À Pampelune sans doute, conclut-il, car pour lui espagnole et corrida allaient nécessairement ensemble comme archet et corde. Oui, cette femme est superbe vraiment, et c’est le moins qu’on pouvait espérer, murmura-t-il. Il tournait lentement les pages d’un ouvrage sur un cloître roman quelconque. Ça finirait par fonctionner, c’était obligatoire. Il était si grand, si remarquable, avec son livre. C’était impossible que cela ne fonctionne pas, c’était un système infaillible. À un moment ou à un autre, Gaylor se rapprocherait de la bibliothèque et il serait alerté par celui qui s’emparait avec audace du secret de ses rayonnages. Ensuite, il lui adresserait la parole, Tom sursauterait et sourirait pour s’excuser. Il paraît qu’il avait un sourire intéressant. À partir de là tout irait bien, on parlerait très vite de peinture et il montrerait ses photos. Tom palpa légèrement sa veste. Dociles, explosives, elles attendaient.
Et finalement Gaylor avança dans sa direction. Il ne fut plus bientôt qu’à quelques mètres et il pouvait entendre les modulations graves de sa voix. Précipitamment, Tom se concentra sur son livre. Tout son corps tremblait. Même ma tête qui tremble, c’est insensé. Grâce touchante du premier art roman. Trois fois Gaylor fut tout près de lui, à le frôler, il ne sut rien faire et Gaylor ne le remarqua même pas. Tom replaça le livre avec violence, et détesta l’art roman, ses tremblements, ses sueurs froides et toute cette foutue engeance. Le peintre s’était éloigné en tenant une amie par l’épaule. Tom se dit que le coup des livres, c’était de la foutaise. Vers 1 heure du matin il n’avait toujours pas bougé de son refuge, et il avait les jambes en fer. Et il se décida à quelque chose de parfaitement lâche, à un expédient de rampant, mais qui valait mieux encore qu’un échec complet. Il tira son enveloppe de photos et inscrivit dessus quelques lignes. Cela lui prit malgré tout énormément de temps pour les composer. Il ajouta en petit son nom et son adresse, et l’ensemble lui parut triste et pitoyable. Au point où il en était, qu’est-ce que cela changeait ? Rouge mais déterminé, il sortit de la grande salle et chercha discrètement l’emplacement qui pourrait le mieux convenir à son malheureux dépôt. Il y avait beaucoup trop de monde en bas. Les lavabos étaient fléchés à l’étage.
Là-haut, il faisait frais et calme. Il dépassa les lavabos et le vestiaire, et suivit un long couloir qui exhalait la térébenthine, odeur complice et réconfortante qui l’apaisa. Au bout, il y avait une porte vitrée entrebâillée. Tom la poussa doucement en se demandant ce qu’il foutait là. Il vit dans la pénombre une très grande pièce chargée de livres et de tableaux, et de très grandes fenêtres qui apportaient la lumière blanche des réverbères de la rue. Très bien se dit Tom, c’est le bureau ou bien l’atelier. Comme un voleur, il fit un pas et repoussa la porte qui rendit un léger grincement.
C’est toujours la même chose avec les portes.
Beaucoup plus tard dans la nuit, au cours de l’interrogatoire, deux femmes dirent qu’en sortant des lavabos, elles avaient vu un homme, jeune, brun, grand, avec une chemise rouge, qui courait comme un forcené dans le couloir. Il venait du fond. Il les avait heurtées au passage, il ne s’était pas excusé, et il leur avait jeté un regard de dément. Elles tenaient beaucoup à ce terme de dément. Il devait avoir fait quelque chose de mal. Le garçon qu’on avait engagé comme portier pour la soirée avait aussi vu cet homme sortir en chemise rouge, sans manteau, et se ruer dans l’escalier — comme si un taureau avait été après lui, avait-il précisé. Oui il était espagnol, et M me Gaylor l’avait fait appeler pour la soirée annuelle. Il faisait toutes les soirées annuelles pour elle. Mais personne n’était capable de dire qui était cet homme en chemise rouge.
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