Et il se comptait, parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, parmi les admirateurs de « l’incontournable œuvre peint » de Gaylor, devant lequel il avait si souvent baissé les bras.
En ramassant toute son attention, il regarda l’homme qui se rapprochait. Regarde-le bien. C’est lui et tu as l’occasion de le voir en vrai, alors regarde-le vraiment à fond, tu n’as pas beaucoup de temps. Et que cette femme affolée cesse donc de l’agripper ou je ne vais rien voir du tout. Mais qu’elle le lâche, bon dieu !
La femme lâcha. Gaylor passa tout près du banc, il s’arrêta même quelques secondes pour saluer un ami qui s’éloignait, et c’est comme ça que Tom le vit tout à fait bien. Il enregistra le mouvement lourd de la main, le regard, le sourire, l’oreille très grande, dont il n’avait jamais entendu parler, avec un petit diamant dessus.
Tom fut très atteint et resta figé comme un imbécile. Un peu plus il allait les suivre. Et comme il avait une tendance à l’adulation, qu’il justifiait en l’érigeant en principe, il choisit, par principe, de se laisser entraîner dans une rêverie valorisante qu’il centra autour de thèmes classiques mais qui l’émouvaient presque toujours.
Après ça, il décida d’aller sans plus traîner raconter son affaire à quelqu’un. Ça semblait valoir le coup d’être raconté. Tant pis pour la soirée qu’il s’était promis de passer, solitaire, vertigineuse, avec une nourriture de misère. Ce serait pour une autre fois. Tom était sûr de retrouver une occasion.
Il eut à faire plusieurs cafés avant de repérer un groupe de ses amis. Ils allaient dîner. C’est vrai, c’était mercredi. Ce soir-là, quand Jeremy était d’humeur, ils se rassemblaient souvent chez lui. Jeremy avait une espèce de nostalgie des salons brillants du siècle passé, où l’on avait ses jours. Le mieux était d’aller raconter cela à Jeremy. Ils allaient pouvoir passer un moment à ranger ses idées et cela ferait beaucoup de bien. Décidément, Jeremy avait bien fait de laisser tomber la peinture, où Tom ne l’avait jamais trouvé bon, pour les Sciences Physiques qui lui allaient à la perfection. Tom avait toujours su que Jeremy finirait par retourner à la physique. Pourvu simplement qu’il n’ait pas passé l’après-midi à chercher des tissus, ou bien on ne pourrait pas parler. C’était la seule chose agaçante avec lui, cette espèce de passion idiote pour les tissus. Quand il était dans les reps, les fils de trame et les fils de chaîne, il n’y avait plus moyen de le faire écouter quoi que ce soit. Il devenait borné et autoritaire.
— Est-ce que Lucie sera là ? demanda Tom.
— Qu’est-ce que cela peut te faire ? Tu n’as pas à t’occuper de ça. Laisse Lucie tranquille.
— J’ai toujours pensé que tu ne valais rien, Guillaume. Tu ne vaux rien. Ne m’énerve pas. Ce n’est pas le jour. Vraiment pas le jour. Est-ce que quelqu’un d’autre sait si Lucie sera là ce soir ?
Guillaume cassa son verre sur le rebord de la table et Tom se dressa. Georges s’interposa et le patron du café mit tout le monde dehors.
— C’est malin, dit Tom.
Il ne savait plus s’il avait toujours envie d’aller dîner avec eux. Guillaume était détestable. Lui aussi, Guillaume, avait cherché Lucie. Il avait même été le premier à lui dire qu’elle ressemblait à Ava Gardner, ce qui était très vrai. Quand ils étaient tous les quatre au cours du soir à dessiner des plâtres antiques, ils l’avaient tous cherchée. Très bien, et alors ? C’est Jeremy qui avait vaincu et personne n’en avait fait une histoire. Tom se passa la main dans les cheveux. Cela durait maintenant depuis trois ans et il n’arrivait toujours pas à être vraiment tranquille avec elle. Il s’appliquait pourtant, personne ne pouvait dire qu’il ne s’appliquait pas. Il avait même aimé des milliers de femmes depuis.
Il n’y avait pas à s’inquiéter pour ça.
Jeremy était inabordable. Tom s’aperçut tout de suite avec lassitude qu’il avait voulu bien faire les choses et qu’il avait dressé la table avec outrance. Entêté, Jeremy passait de l’un à l’autre, tentant de briser l’indifférence générale à l’égard de ce drap damassé qui était sa dernière trouvaille.
Ce soir ils étaient neuf. Tom entendait la conversation traîner et il en saisissait des fragments qui s’attardaient sur des questions de sucre de betterave et de sucre de canne, sur des histoires de différences mécaniques entre la voûte d’arêtes et la voûte d’ogives, sur la vulgarité de Liz Taylor, sur l’éthologie du rat, tous thèmes d’importance mondiale, songeait Tom et qui n’arrivaient pas à l’intéresser. D’habitude pourtant, il était capable d’argumenter avec passion sur n’importe quoi, et surtout il était horriblement susceptible sur la question de Liz Taylor, sur laquelle il ne tolérait pas la moindre allusion dépréciative ; mais pour le moment il préférait rester au bout de la table, manger du pain, et laisser Lucie se charger, très bien d’ailleurs, de la défense.
Jeremy passa derrière lui.
— Que se passe-t-il Tom ? Liz se fait traîner dans la boue en ta présence et tu ne bouges même pas. Je trouve cela assez moche de ta part.
Tom se retourna et attrapa le dossier de sa chaise.
— J’ai rencontré cet après-midi quelque chose d’incontournable. À présent, c’est installé dans ma tête et cela occupe tout l’espace. Et je t’assure, il n’y a rien à faire, je ne peux pas m’en débarrasser.
— Est-ce que Tom se décide à parler ? de quoi s’agit-il ? appela Georges.
— Il s’agit de Gaylor, que j’ai rencontré, dit Tom à voix basse.
— Gaylor le magnifique ! Tom a rencontré Gaylor le magnifique ! Et depuis tu ne dis plus un mot, Tom ? C’est cela ?
Georges éclata de rire et Tom se défendit comme il le put. Il avait l’impression de ne pas trouver les termes qu’il fallait, et il s’égarait d’autant plus qu’il sentait qu’il s’expliquait très mal, avec des mots idiots.
— Tom est devenu fou ! Il entasse ineptie sur ineptie. De quoi as-tu l’air Tom ? D’un pauvre type. Tu as tout à fait l’air d’un pauvre type. Jeanne, vois-tu ce malheureux qui vacille ? Et puis qui va tomber ? Est-ce qu’on peut faire quelque chose contre ça ?
Georges s’adorait, il était grisé. Il se préparait à la plus pénible de ses prestations.
— Tiens-toi tranquille Georges !
C’est Jeremy qui avait crié. Il était resté derrière la chaise de Tom et il en serrait le dossier à deux mains. Georges s’était mis debout et Tom aussi. Cela faisait deux fois aujourd’hui qu’il se préparait au combat.
— Qu’est-ce qui te prend crétin ? dit Tom qui commençait à trembler un peu. Tu n’as pas à hurler comme ça. Ça n’a pas de sens. Tu n’écoutes même pas les mots que tu prononces. Et moi je n’ai jamais dit qu’il était divin ou tout ce que tu veux. J’ai simplement dit qu’il était…
— Magnétique. Très bien Tom, je recule. Au fond, ce n’est pas si grave l’amour. N’est-ce pas ?
Jeanne rit et tout le monde se retourna vers elle. Elle était déjà ivre et cela se voyait.
— C’est vrai Tom, pourquoi te débattre ? Dévale donc la pente de ton nouveau destin, que risques-tu ? Tu ne seras jamais que la millième proie du sourire ravageur du grand Gaylor. C’est amusant tu verras.
— Tu es saoule, Jeanne.
— Je suis peut-être saoule, mais tu t’es fait attraper comme un insecte. Et tu te feras broyer les os comme tout le monde.
— Il n’y a pas d’os dans les insectes, dit Tom.
— Tu n’as pas à te faire de bile Tom. Cela peut arriver à n’importe qui. Dis-lui, Louis, dis-lui comment sont tes os maintenant !
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