Il fallut au moins quinze jours à Tom avant qu’il ne découvre un bon cheval. À force de fureter dans tous les sens, il avait fait la connaissance d’un type qui ne payait pas de mine. Mais il avait le gros avantage d’avoir bien connu Gaylor là-bas, aux Amériques. Le Gaylor « d’avant la sale passe », avait-il dit en rougissant. Il n’avait plus rien voulu savoir du Gaylor de pendant la sale passe. Mais à présent il avait pardonné. À un moment, ils avaient été vraiment liés au point que Gaylor avait fait son portrait, 0,80 sur 0,60, à lui, Saldon. C’était son nom, Robert Henry Saldon. Tom adorait les doubles prénoms des Américains, et il buvait verre sur verre avec sa nouvelle trouvaille. Saldon avait dérapé, raté sa carrière d’artiste, et maintenant il était commis dans une boîte de cosmétiques. Gaylor avait fait son portrait, on ne pouvait pas lui sortir ça de la tête. Jamais il ne le vendrait, dût-il crever de faim. Il avait l’air de ne s’en être jamais remis.
Il y avait quelque chose de navrant et de rétréci dans tout son aspect, mais Tom était bien décidé à n’en pas tenir compte. De passage à Paris pour la première fois de sa vie, où sa société l’envoyait pour apprécier le terrain, il avait conçu dans l’avion le projet excitant de revoir son vieil ami R.S. C’est comme ça qu’il l’appelait, avec une satisfaction d’ex-intime que Tom jugeait légitime. Et c’est tout cela qui intéressait Tom. Se faire prendre en cordée par Saldon qui l’emmènerait jusqu’au bord du cratère.
Convaincre le petit homme ne paraissait pas très difficile car il était d’excellente composition. Tom le sortit plusieurs fois dans la ville et Saldon trouvait tout bien, et il trouvait Tom encore mieux. Il était ruisselant de reconnaissance. Et à mieux le connaître, le type n’était pas ennuyeux, comme on pouvait le redouter, mais plutôt intriguant.
Avant les cosmétiques, expliqua-t-il un soir à Tom, il n’avait pas toujours fait du commerce. Il était portraitiste, et il était très doué, et il s’installait dans les bons endroits où les touristes, ou n’importe qui, lui demandaient leurs portraits. Il les faisait au crayon mine de plomb. Il avait du succès bien sûr, mais enfin cela ne suffisait pas à le faire vivre.
— Surtout, à voir et à dessiner des centaines de visages, dit-il à Tom en s’emballant, des milliers de visages, des tonnes de visages, je m’étais imaginé les classer par grandes catégories, et ensuite je ne pouvais plus m’empêcher de classer. J’avais mis au point vingt et une catégories pour les hommes et vingt-six pour les femmes, et je prenais des notes sur tous mes clients : pour cette forme de visage-là, quelles mains allais-je trouver ? et quels avant-bras ? et quel habillement ? Les correspondances, les corrélations n’en finissaient plus. C’était stupéfiant. J’avais fini par accumuler des tas de dossiers de nez, de coudes, d’oreilles, je déduisais l’un de l’une et vice-versa, et tout ce fatras de fatalité physiologique me parut brusquement affreux.
Saldon se rejetait en arrière sur la banquette, essoufflé.
— Vous rendez-vous au moins compte, Thomas, comme cela pouvait devenir terrifiant ?
— Oui, je me rends compte, assurait Tom, qui pensait avant tout que Saldon était un peu cinglé.
— Et à la longue toute cette histoire m’a flanqué la frousse. J’ai laissé tomber le livre universel que j’avais projeté sur la question, et j’ai cherché ce que je pourrais faire de vraiment tranquille. J’ai eu cette place dans les cosmétiques et je m’y suis agrippé.
— C’est tranquille, les crèmes, dit Tom.
— C’est très tranquille en effet. Et puis ça sent bon.
— C’est ça surtout, ajouta Tom.
Il se fit un silence. Tom se demandait comment Saldon avait bien pu endurer sa face grasse et ses mains blanches et molles où aucune articulation ne semblait vivre, et dans quelle désolante catégorie il avait dû être contraint de se classer. Il soupira. Enfin, il se foutait de Saldon après tout. Que cet Américain cinglé cesse un peu de parler de lui et le mène à R.S., c’était tout ce qu’il demandait. Mais Saldon, une fois lancé, ne voulait plus s’interrompre, et Tom eut toutes les peines du monde à l’arracher à son verre et à l’évocation maussade des folies du passé.
— Oui, dit Saldon, je vais revoir R.S. Ça lui fera très plaisir de me revoir. Quand je pense combien il est riche maintenant !
C’est à ce moment que Saldon fondit en larmes avec bruit. Tom était assez embêté. Oui, il voulait demander un peu d’argent à R.S., il avait fait son portrait, non ? Qu’est-ce que c’était un peu d’argent pour R.S. ? Rien. Du papier, de la bagatelle, du rien. Et qu’est-ce qu’il avait à dire contre, Thomas ? et qu’est-ce qu’il lui voulait, à la fin ?
Tom lui tamponna les yeux avec une serviette en papier et lui assura qu’il ne cherchait pas à le contrarier, et qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce qu’il sollicite un petit prêt, qu’il trouvait même que c’était une idée excellente. Mais comment est-ce qu’il comptait s’y prendre ? Avec une carte, renifla Saldon soulagé. Une carte d’invitation pour la grande soirée que le peintre donnait la semaine prochaine et dont on parlait dans les journaux. Mais comment l’avait-il eue cette invitation ? Saldon hésita. C’était la femme de Gaylor qui la lui avait offerte. L’Espagnole. Il s’était présenté chez Gaylor, mais il n’était pas là, et comprenant qu’elle avait affaire à un ancien ami, Madame Gaylor lui avait offert une carte. Elle avait dit que ce serait mieux de le rencontrer à cette soirée, car Gaylor serait très occupé jusque-là. Elle lui avait offert cette carte très gentiment. Oui c’était une invitation pour deux, et d’accord il emmènerait Tom, parce que Tom était un brave type pas emmerdeur et qu’il comprenait que R.S. pouvait bien le secourir sans qu’il y ait de la honte à en avoir.
Toute la journée précédant la soirée, Tom s’agita sans but précis, incapable de donner à ses promenades ou à ses pensées une forme un peu solide. Il avait rendez-vous à 9 heures avec Saldon. Au début de l’après-midi, il avait déjà changé cinq fois sa tenue et appelé un tas de gens à qui il n’avait rien d’important à dire. Finalement il avait avalé deux calmants et attendu en fumant que le temps coule.
Il piétina une demi-heure en attendant Saldon qui fut ponctuel. Il parut à Tom encore plus désossé que d’habitude, soit que les calmants aient modifié sa propre perception, soit que Saldon redoutât cette rencontre, vingt-deux ans plus tard. Après tout, c’est le genre d’épreuve qui n’est pas forcément facile. Tom vérifia que les photos de ses tableaux étaient bien installées au fond de sa poche intérieure. Il préféra les sortir pour contrôler qu’il s’agissait bien d’elles. Ensuite, il s’en assura juste une seule fois, de crainte qu’en les replaçant, elles ne se soient échappées. Saldon le regardait s’affoler avec intérêt, et Tom, qui avait les tempes humides, fut gêné de son regard et crut qu’il voulait le classer. Qui sait si Saldon au fond avait jamais perdu cette manie ? Tom se sentait d’humeur précipitée et maniaque, ce qui était détestable pour ce qu’il comptait faire ce soir. Il avala à sec un dernier calmant. C’était amer mais cela le rendrait tout à fait maître de lui-même. Ce qui fait qu’il parvint, chancelant et nauséeux, devant la porte de l’immeuble, au 25.
Il y avait au moins trois cents personnes et on croisait des invités qui cherchaient de l’air jusque dans l’escalier et la rue. C’était un peu la fête publique du peintre, celle qu’il abandonnait en pâture aux médias, aux avides et aux curieux, qui n’avaient pas autrement l’occasion de se glisser dans un cercle qui défendait terriblement ses privilèges. Les avides, tous là, riaient très fort. Dont tu es pensa Tom qui souhaita brusquement être resté dans son lit. Se tenant à Saldon, il se fit un chemin vers la grande salle et la foule se reformait derrière eux comme lorsqu’on trace une ligne éphémère dans un liquide. Enfant, Tom avait passé des minutes fascinées à scruter l’évolution de ces chemins fugaces dans son assiette de soupe, et à tenter d’en retarder la disparition. Mais ce soir il ne fallait pas s’égarer dans ce genre de choses, ce soir il fallait être un homme d’action. Dans la grande salle, on avait installé le buffet, et près de lui, on pouvait espérer se donner une allure passable. Saldon s’arrêta brutalement à son seuil et Tom le vit se tendre.
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