Galtier écouta, bras croisés, le récit de Tom au sujet de l’affolement brutal de Saldon.
— Tu imagines que je vais avaler ça ?
— Pas du tout. Je vous avais prévenu d’ailleurs.
— C’est un peu grossier, tu t’en rends bien compte.
— Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? On ne peut pas sans cesse être fin.
— Ces deux femmes, décrivez-les.
Tom s’appliqua, et Galtier admira ses capacités d’observation. Sur ce point au moins, il n’avait pas menti et les deux femmes existaient. Galtier ne mit pas longtemps à les repérer sur sa liste.
— Elles sont en effet américaines toutes les deux. Mrs Walton et Mrs Henders. D’après leurs dépositions — Galtier parcourut rapidement ses notes —, elles ne savent rien de Saldon. Mais peut-être pourraient-elles se rappeler ceux qui les entouraient à ce moment précis de la soirée.
Galtier donna l’ordre qu’on les contacte toutes les deux. Il ne pouvait se permettre de négliger cette nouvelle indication, aussi truquée pouvait-elle être.
— Qu’avez-vous vu d’autre ?
— Presque rien.
— Pourquoi spécialement cette femme ?
— Je me suis figuré qu’elle devait être l’ancien amour de Saldon et qu’en la rencontrant si…
— Ça suffit, je vois. Ne te donne pas la peine d’aller plus loin. Qu’est-ce que tu as vu d’autre ?
— Vous savez, je ne me suis tout de même pas attardé outre mesure sur la question. Une ou deux minutes, pas plus. Mais j’ai l’impression que vers mon œil droit, il y avait un homme massif, plutôt roux, je n’ai pas vu exactement son visage, mais il avait des chaussures noires à lacets.
— Comment peux-tu être si précis ?
— J’ai l’habitude de regarder les chaussures. Je ne m’en rends même plus compte. J’aime bien voir de quelle façon elles se…
— Arrête. Ce n’est pas ce qui m’intéresse.
— Dommage, soupira Tom. Cela faisait déjà longtemps qu’il avait remarqué que les chaussures de Galtier étaient en discordance avec le reste de son habillement.
— Des roux massifs qui étaient arrivés dès 9 heures, il y en a au moins neuf. Il va falloir tous les contacter.
Galtier attrapa le téléphone et congédia Tom d’un geste en lui disant simplement de rester à sa disposition dans le couloir.
Deux heures plus tard, il fallut réveiller Tom qui s’était endormi pour passer le temps. Galtier le redemandait. Il l’avait bien dit, cela ne finirait jamais.
On avait reconstitué le groupe qui figurait à l’entrée de la salle vers 9 heures :
— Baguelon, antiquaire, petit, brun. (Galtier sortait les photos correspondantes les unes après les autres et les lançait à Tom :) Merlin, banquier, René Cousin, le roux à droite, import-export, il est dans la chaussure si cela peut vous faire plaisir, martela-t-il.
Tom sourit et remercia.
— Une Anglaise, Mrs Barett, sans profession, discutant avec Adams, à la tête d’une chaîne de garages, et Delmont, dans l’industrie alimentaire. Enfin, un homme tout seul, de Marentis, sculpteur en vogue. Est-ce que tous ces noms, tous ces visages, vous disent quelque chose ?
— Non, dit Tom d’un air de regret. Je vous ai dit que je ne connaissais personne. Sauf de Marentis bien sûr, par les journaux, mais je ne l’avais jamais vu.
— Très bien, dit Galtier. On vous reconvoquera.
Tom avait déjà repris le couloir quand Galtier appela :
— Soler, arrêtez-vous un instant. Il faut malgré tout que vous sachiez qu’il y a un point positif pour vous. Mais ce n’est pas grand-chose. Vous vous rappelez ce store qui avait soit-disant tremblé dans le bureau et qui vous avait fait fuir ? On a contrôlé ce point. La femme de ménage des Gaylor est formelle. On n’ouvre jamais la fenêtre. Aucune fenêtre. Gaylor déteste ça. Il y a de la poussière sur la poignée, personne ne l’a touchée. Et en outre ce soir-là, il n’y avait pas un brin de vent. Donc vous voyez, il reste trois possibilités : un, vous avez rêvé, ce qui me semble probable dans votre cas, deux, vous m’avez raconté une histoire pour me convaincre de la présence d’un assassin derrière le store, trois, il y avait vraiment un assassin que vous avez dérangé, et vous l’avez échappé de peu.
Attablé avec Tom, Jeremy avait noté sur un coin de la nappe tous les noms que Tom s’était répété depuis le commissariat pour ne pas les oublier.
— Évidemment, dit Jeremy, ce sont tous des gens qui ont pu aller à San Francisco, et tous des gens suffisamment en vue pour ne pas avoir intérêt à être reconnus par Saldon comme ancien escroc ou on ne sait quoi encore. La police va foncer là-dessus. Imagine que l’un d’eux ait participé autrefois à l’affaire de la fausse agence de voyage, et l’apparition de Saldon, l’ancien homme de main, est drôlement embêtante. Surtout que Saldon est à cran et qu’il a pu vouloir faire un peu de chantage, l’occasion était trop belle. Oui. Bien sûr c’est possible. Seulement. Seulement…
Et. Jeremy resta silencieux.
— Le mieux, proposa Tom, est de laisser la police se démerder. Ils font le travail, et puis nous on récupère les résultats par ton ami Tarquet. On réfléchira ensuite, qu’en dis-tu ?
Comme Jeremy, sourcils baissés, ne répondait pas, Tom reprit :
— Et puis toute cette histoire de sursaut de Saldon peut ne mener à rien. Tu vas voir que je finirai par avoir raison et que c’était simplement une vieille histoire d’amour et que Saldon a…
— La barbe Tom avec ton histoire d’amour. Tu deviens idiot par moments.
— Et l’autre piste ? L’assassinat manqué de Gaylor ? La méprise ? Tu n’y penses plus ?
— Mais si. Cependant il y a là-dedans un tas de choses curieuses.
— Mais quoi bon dieu ? Dis-m’en une par exemple.
— Des choses. Des choses que je vois. Des choses que je sais.
— Mais que tu sais comment ? Hein ? Comment ? Tu n’y étais pas nom de dieu ! Ce n’est pas toi qui l’as tué, le type, si ? Alors, des choses que tu sais comment ?
— Cherche ! dit Jeremy.
Il rit, attrapa son cartable et partit avec un petit signe de la main. Tom resta seul à la table. Il n’avait pas fini son plat. Du doigt, il suivit le rebord de son verre jusqu’à ce qu’il grince et vibre, et il dit tout bas : des choses que tu sais comment, dis-moi, Jeremy ?
En rentrant chez lui, Tom se rasa. C’était devenu nécessaire. Il ôta sa chemise rouge et la lava. Il n’aimait plus cette chemise. Il réfléchissait à ce drôle de type qu’était Jeremy. Comment est-ce que Jeremy pouvait savoir des choses que lui, Tom, ne savait pas ? Il crispa ses mains dans la bassine à linge. Il venait d’avoir une pensée horrible. Bruyamment, il vida l’eau de la bassine, s’en aspergea sur le visage, tordit sa chemise et fit beaucoup de mouvements et de tapage. C’était atroce d’avoir des pensées aussi horribles. Ce meurtre commençait à le rendre fou, il déraillait. Il n’aurait plus le droit de penser si ce devait être comme ça. Cela le faisait dérailler et souffrir. Il fallait qu’il mette de la musique.
Une heure après, chantant « Mon cœur s’ouvre à ta voix », il descendait les cinq étages pour aller chercher son courrier. Trois jours de courrier s’étaient accumulés, il allait peut-être s’y trouver des choses miraculeuses. Tom espérait toujours des choses inouïes du courrier, alors que celui-ci trahissait pourtant jour après jour sa confiance. Il savait que beaucoup de gens étaient comme lui avec le courrier. Par la vitre, il vit une enveloppe longue qui ne ressemblait à rien de connu. L’écriture, penchée et irrégulière, lui était complètement étrangère. Songeur, il remonta mécaniquement les étages en tournant la lettre sous toutes ses faces. Il avait pris l’habitude de se donner le temps des cinq étages pour deviner l’identité de ses correspondants, ou à défaut le genre, l’espèce. Sur cette lettre, il séchait. Pas plus l’écriture que la qualité de l’enveloppe, que le cachet de la poste ou que la consistance générale de l’envoi ne l’aidaient. À la consistance, on pouvait souvent dire si c’était un prospectus ou une lettre personnelle, qui donnaient des résultats très différents. Il n’aurait pas dû se donner tout ce mal, il risquait d’être déçu. Si c’était une chaîne maléfique ou quelque chose de ce genre, non seulement il serait déçu, mais en plus une partie de sa journée serait gâchée.
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