Et pourquoi ? Comment peut-il être certain de ça ? Tom fit la moue. Parce que je suis suspecté, parce que Galtier n’a pas confiance en moi, parce qu’il sait que j’attends quelque chose de lui, que j’étais là pour lui montrer mes tableaux.
— Tu as l’air terriblement concentré, dit Lucie. Tom leva la tête.
— J’étais seulement en train d’espérer qu’il n’a pas fait semblant d’apprécier mes tableaux. Mais vraiment je ne le crois pas. Sincèrement non. Il aurait dit « la lumière est belle » ou bien « la composition ne manque pas d’audace : », j’aurais su qu’il n’aimait pas. C’est toujours ce qu’on dit dans ces cas-là. Mais non, il a eu vraiment l’air d’aimer.
— Dis-moi rapidement où tu en es, dit Lucie.
Tom la regarda s’assoir. Qu’est-ce qu’elle avait aujourd’hui pour être si belle ? Il ferma les yeux un bref instant et prit une cigarette.
— Écoute bien cette histoire, Lucie. D’abord, tu vois le type là-bas, près de la station, qui lit un journal ? C’est un enquêteur à Galtier. C’est pour moi. C’est pour me tenir chaud. Mais moi, pendant ce temps-là, voilà ce que j’ai trouvé.
— C’est bien pensé, dit Lucie pour finir.
— Oui, tu trouves ? Moi aussi j’en suis content.
— Esperanza est louche.
— Elle n’a probablement rien à voir là-dedans. Sinon, Sald ne m’aurait pas dit que c’était d’elle qu’il tenait son carton. Sald a menti. D’ailleurs il a légèrement hésité avant de parler. C’est la preuve qu’il cherchait un nom.
— Ou bien la preuve qu’il n’a pas résisté au plaisir de la compromettre, parce qu’il était un peu saoul, et qu’il en avait marre d’assumer tout le sale boulot tout seul. La beauté n’est pas un critère de pureté, Tom. De ce côté, ton raisonnement manque de hardiesse.
— Je n’aime pas que tu parles ainsi. C’est trop facile. Saldon a menti.
— De toute façon cela n’a pas d’importance. Puisque d’après toi, cette affaire de vol, commandé ou non, n’est qu’un élément parasite, c’est cela ?
— Oui. C’est un court-circuit en quelque sorte, qui a sauvé momentanément la vie de Gaylor et précipité Saldon.
— C’est du côté de Frisco que cela vient.
— As-tu vu Louis ?
— Justement. Il n’a rien voulu dire. J’ai été le surprendre à la Galerie Mex, il était en train d’encadrer des photos. Il était au courant par le journal du meurtre de Saldon, mais cela avait l’air de lui être tout à fait égal. Jusqu’à ce que je lui dise que c’était sans doute Gaylor qu’on avait voulu tuer. Tom, on dit toujours que les gens deviennent blancs, mais je ne l’avais jamais vu. Louis est devenu blanc, absolument blanc. Il s’est dressé d’un tel bond qu’il a fait tomber son cadre qui s’est cassé. Il n’a pas eu l’air de le remarquer. Je lui ai dit qu’il n’y avait aucune piste, aucun indice, rien, et que s’il savait quelque chose au sujet de Gaylor, il fallait qu’il le dise, parce qu’on risquait de t’emprisonner, toi, Tom. Il a crié qu’il ne savait rien, pourquoi est-ce qu’il saurait quelque chose ? Qui m’avait demandé de venir le questionner ? Je lui ai dit qu’il n’y avait aucune raison de s’affoler comme ça s’il ne savait rien. Il m’a répondu que ce n’était pas mes affaires, et qu’il avait simplement peur qu’en fouillant le passé de Gaylor, cela ne nuise à sa réputation, que n’importe qui pouvait comprendre ça. Et il m’a pratiquement jetée à la porte. Il est si calme, d’habitude.
Sa réputation ! Comme si Louis en avait quelque chose à faire ! Plus il y a de monde au courant de ses liaisons illustres et plus il est heureux. Tu te souviens de son histoire avec l’écrivain polonais ? Plus un parisien ne l’ignorait. En revanche, son escapade d’adolescent avec Gaylor, qui pourtant lui ferait une excellente publicité, il ne veut pas qu’on en parle. Ça le met hors de lui.
— Est-ce que tu penses qu’avec Gaylor ils ont pu faire quelque chose de moche ? De dangereux ? Ou qu’ils ont pu être simplement témoins d’une sale affaire et que ce soit la raison pour laquelle Gaylor ait fui l’Amérique ?
— Et qu’on les recherche pour les éliminer vingt ans après ? Alors qu’ils se sont tus jusque-là ? Lucie haussa les épaules.
— On a déjà vu des hommes attendre vingt ans leur vengeance, dit Tom.
— Oui c’est vrai. Mais ce peut-être aussi des milliers d’autres choses. En tout cas je ne retournerai pas voir Louis. Je ne suis pas fière de moi. J’ai eu l’impression de le blesser.
— Est-ce que tu as vu Jeremy ?
— Non. Il a appelé. D’après son informateur toujours, la police ne lâche pas la piste Saldon, dit Lucie en jetant un regard vers l’homme installé de l’autre côté de la place. Ils s’obstinent. Mais il y a du nouveau malgré tout. Sur les dix personnes qui étaient près de vous quand Saldon a sursauté, l’une était sans doute à Frisco au moment de l’affaire de la fausse agence de voyage. Elle y a même peut-être tenu un rôle de premier plan.
— Ne me dis rien. Attends. Je vais deviner. L’import-export dans la chaussure, le roux ?
— Non.
— Le banquier ?
— Non. Tu ne trouveras pas. L’amour de sa vie.
— La gracieuse Américaine ?
— Exactement. Elle est l’épouse d’un homme de la General Motors et elle vit magnifiquement en Floride. Elle a dit n’avoir jamais été à Frisco, n’avoir jamais quitté l’Est. Mais Galtier a téléphoné là-bas. D’après son collègue, il pourrait s’agir d’une des têtes de ce vieux gang. Elle était chargée de donner confiance. Une jolie femme tu comprends, cela rassure tout le monde. Quand le coup s’est éventé, elle a disparu avec le fric, et la police n’a jamais pu remettre la main dessus. Les descriptions n’étaient pas assez précises pour qu’on la retrouve. Elle changeait souvent de visage, d’allure.
— Alors finalement, c’est bien à cause d’elle que Sald a sursauté mais pas du tout pour une histoire d’amour ? dit Tom en riant.
— Qui sait ? Sald a pu l’aimer malgré tout ! Ou même la suivre par amour ! On ne saura jamais.
Tom se rappela que Saldon était mort et il cessa de rire.
— Je m’en vais, dit Lucie. Que vas-tu faire maintenant ?
— Traîner sans doute. C’est même certain.
— Et lui là-bas ?
— Il va traîner derrière moi. Je vais le promener un peu, ça le dégourdira.
— Traîne bien alors. Et fais attention à toi tout de même.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Ce n’est pas moi. C’est Jeremy qui a dit ça tout à l’heure. Il a dit « fais attention à toi tout de même, ce n’est pas du tout une plaisanterie, et dis-le à Tom ». Donc je te le dis. Ce n’est pas une plaisanterie.
— Mais c’est lui qui s’amusait tellement hier soir, non ?
— Aujourd’hui il était différent.
— Dis-lui ce que je t’ai raconté, n’est-ce pas ?
— Ne t’inquiète pas.
Tom partit dans les rues. Il sentait derrière lui le poids de l’homme qu’il remorquait. Maintenant, cela l’amusait. On peut faire des tas de choses distrayantes avec quelqu’un qui surveille vos mauvaises actions.
Tom s’arrêta devant un platane, piétina un peu, et en fit trois fois le tour à pas très lents. Puis du bout de la rue, il vit l’homme qui fouillait du regard la grille de l’arbre. Tom se rapprocha doucement, cigarette aux lèvres.
— Vous avez du feu ?
Tom vit qu’il avait l’air fatigué, l’air d’en avoir assez, et il regretta tout de suite d’avoir joué avec lui. C’était facile d’agacer les enquêteurs loin du regard de Galtier.
— Pardonnez-moi, dit-il. J’ai tourné autour de cet arbre pour vous énerver. C’est idiot. Je n’ai rien mis dans la grille, et je n’y ai rendez-vous avec personne. D’ailleurs je ne suis pas l’assassin.
Читать дальше