— Il est 5 heures du matin ! hurla Tom. Qu’est-ce que tu fous à me réveiller à cette heure-là ? (Sans attendre de réponse, Tom regagna aussitôt son lit et rabattit les couvertures sur sa tête.) Et éteins cette lumière, bon dieu, ou je te tue ! Va-t’en, je ne veux pas te voir maintenant !
— Tom il n’y avait pas d’autre moyen. Je file à l’aéroport, je prends ta voiture.
— Les clefs sont dans ma veste ! cria Tom.
— Non. Tu n’as rien compris, c’est toi qui conduis. Tu as juste le temps de mettre un pantalon et de m’accompagner.
— Tu es fou. Prends un taxi.
— Non. Je voulais te voir d’abord. Viens, tu te recoucheras plus tard. Tu verras, une fois debout, tu n’y penseras plus.
— Si j’y penserai ! Fous le camp ! Tu m’exaspères quand tu es comme ça !
— Viens bon dieu ! Où est ta voiture ?
— Sur le boulevard, devant la station.
— Je vais la prendre. Tiens-toi prêt. Dans cinq minutes, je te ramasse en bas. Tu prendras le volant, cela te réveillera tout à fait. Tu as entendu ? Dans cinq minutes !
— Ça va ! hurla Tom.
Jeremy partit en courant et Tom entendit qu’il riait. C’est facile de rire quand on s’endort après le dîner. Mais Tom n’était couché que depuis — il fit le calcul — depuis deux heures et demie. Il soupira et se mit debout.
— Pourquoi n’apprends-tu pas à conduire ?
— Je ne sais pas pourquoi, dit Jeremy.
— Cesse de prendre cet air nonchalant, c’est énervant. Où va-t’on ? Tu peux me le dire maintenant ?
— On va à l’aéroport. Prends par là.
— Mais tu pars loin ?
— Je pars pour l’Amérique, tout simplement. Californie. Cela t’intéresse ?
— Bien sûr cela m’intéresse.
— Tu te souviens de ce cycle de conférences que je devais faire au mois d’août ? Eh bien il est avancé. Plutôt non, je l’ai fait avancer. Car comprends-tu, un terme de l’affaire Gaylor est là-bas. Il faut aller le chercher. Et je vais le chercher.
— Très bien. Je t’absous. C’est une idée merveilleuse. Tu vas te renseigner sur le Greenline , le Western Hall , le Company , le Peacock ?
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Ce sont les noms des bars où Gaylor a fait tant de tapage avant de filer en Europe. Tu es étonné, non ? Si, bien sûr tu es étonné. Je te mâche la tâche. Le germe est dans l’un de ces bars, j’en mettrai mes deux mains à couper.
— C’est précieux les mains.
— Ça veut dire ?
— Que tu t’emballes un peu trop vite et n’importe comment.
— Ne me dis pas Jeremy que tu vas négliger une piste pareille ?
— Une piste en or en effet. Avec tout ce qu’il faut pour te faire courir. Tu prends un vieux peintre célèbre, tu le balades dans les rues de Frisco, capitale du crime, tu ajoutes quelques bars pourris, pas mal de dépravation dans l’alcool, pas mal d’homosexualité, pas mal de tapage nocturne, tu couvres, tu laisses bouillir, tu lies avec un scandale quelconque à la cocaïne, ou ce que tu as sous la main d’un peu relevé, peu importe, tu mouilles un gros industriel très respecté, tu fais flamber. Et tu obtiens un gros succès auprès des convives béats.
— Et, bien entendu, le convive béat, c’est moi ?
— Bien entendu. Nappes et serviettes en satin noir gansé, très important.
— Arrête !
— J’ai fini.
— Et bien entendu tu vois les choses autrement ?
— Bien entendu. Cela t’intéresse de savoir comment ?
— Non cela ne m’intéresse pas ! cria Tom.
— Tiens ta voiture.
— Tu es un type odieux. Tu es fier, tu es snob. Mais ces histoires-là Jeremy, ces histoires de mœurs, cousues de gros fils, ces lamentables clichés, cela existe, figure-toi, oui parfaitement, cela existe, et nous sommes en plein dedans, que cela te plaise ou non !
— Ai-je dit que cela n’existait pas ?
Jusqu’à l’aéroport, et il y avait encore du chemin à faire, il n’y eut plus un mot. Tom bouillait. Jeremy, les mâchoires contractées, se reprochait déjà d’avoir provoqué Tom pour le plaisir de faire des phrases. Il aurait voulu rompre le silence mais il ne pouvait pas se décider à abdiquer. Un bref salut, Jeremy attrapa sa valise, et Tom quitta l’aéroport. Jeremy entendit qu’il embrayait sec, le plus sec qu’il pouvait, et il haussa les épaules.
Ce n’est même pas la peine que j’essaie de me recoucher maintenant, se dit Tom qui roulait aussi vite qu’il le pouvait. C’est foutu bien sûr. Mais où s’imagine-t-il ce fou ? C’est bien lui qui lit les journaux, non ? Tous les jours. Tous les jours on ne voit que ça. Des montagnes d’industriels compromis dans de sales trafics. Toujours les mêmes sales trafics. Sans variantes, sans nouveautés, sans imagination, sans rien. Seulement, Jeremy Mareval, non content d’emmerder incessamment la matière en lui déchirant des molécules qui ne lui ont rien demandé, se mêle d’une enquête policière. Jeremy Mareval s’offre un dérivatif champêtre sur la matière humaine. C’est sinistre. Mais seulement, il ne lui faut pas n’importe quelle affaire de fond de port. Non. Il faut que ça brille, il faut que ça sorte du vulgaire. Un esprit de sa trempe ne s’attarde pas sur de la boue. Mais il va l’avoir sa boue, il va l’avoir. Que croit-il ? Que veut-il ? Qu’on lui taille un scandale sur mesure ? Et moi que j’aille en tôle, il s’en fout bien sûr ! Que je prenne trente ans, que mon cerveau s’élime et disparaisse en geôle, que tout le monde, enfin quelques-uns, en crèvent de chagrin, il s’en fout. C’est impossible d’être ainsi, c’est impossible. Et en plus il va en Amérique, et il n’ira pas même enquêter sur ces bars. Nom de dieu ! Si les flics ne m’emprisonnaient pas dans Paris, je lui montrerais exactement ce qu’il faut faire.
Tom n’aurait jamais cru qu’on pouvait perdre un ami aussi facilement que ça, et maintenant c’était fait. Ce qui le contrariait le plus, c’était qu’il ne voyait pas du tout comment s’y prendre pour savoir ce qui avait bien pu se tramer à Frisco. Est-ce que les journaux pouvaient en avoir parlé ? Non, et c’était bien là qu’était tout l’ennui. Tout avait dû rester confidentiel, et la police américaine n’avait certainement jamais rien soupçonné. Un drame à huis-clos, les protagonistes qui se séparent dans la nuit, et puis vingt ans après, l’explosion. Et pourquoi ? Et qu’est-ce que lui, de toute façon, pouvait bien y faire ? Tom songea à l’Atlas, qui noue ses muscles sous le poids du monde, et cela le rasséréna un peu. À partir de ce moment, il se calma lentement et Jeremy ne devint plus qu’un point dérisoire dans ses pensées. Au milieu de l’après-midi, il se sentait à nouveau capable de travailler.
Il retournait sa toile quand on sonna. Tout le monde faisait tout pour l’empêcher de travailler. Jeanne entra, Tom vit qu’elle avait l’air menaçant et prit sa planche pour y mélanger ses couleurs.
— Tu n’es qu’une sale petite ordure, Tom.
— C’est possible, dit Tom qui revissait consciencieusement un tube de bleu.
— Tu m’avais donné ta parole ! Ta parole !
— Tu t’étrangles, Jeanne. Que se passe-t-il ?
— Tu ne devais plus jamais emmerder Louis, tu ne devais plus. Et le lendemain, la première chose que tu trouves à faire, c’est de lui donner rendez-vous pour le soir même ! Si tu ne le décommandes pas Tom, je te jure que je ferai tout pour te nuire. J’irai raconter sur ton compte des choses infâmes qui saccageront ta sale carrière de croûtard avant même qu’elle ne commence.
— Je n’ai jamais donné rendez-vous à Louis. Laisse-moi tranquille maintenant.
— Tu mens. Je souhaite que tu ailles crever en tôle avec les rats.
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