Sans s’interrompre, Gaylor remonta lentement ses manches pour les découvrir.
— Le patron du bar me lavait le visage avec un linge glacé. Il paraît qu’un médecin était venu, qui m’avait bandé la tête. Et John, c’était le patron, John Hurst, était terrifié et il disait : « Vous n’auriez pas dû faire ça, vous n’auriez pas dû faire ça tous les deux. Vous avez été fous, ils vous rattraperont, un jour ou un autre. C’est ce qu’ils ont dit et ils le feront. Fallait pas y toucher. Faut filer mes enfants chéris, faut vous mettre debout et filer. »
« Il ne disait rien d’autre. Il ne pouvait rien raconter de plus, il fallait qu’on file. Et si vous le cherchez, John Hurst, comme je l’ai fait plus tard, c’est peine perdue. Il avait filé quelques jours après cette histoire. Sans doute avait-il dû appeler de l’aide pour nous défendre, et il devait disparaître après ça.
« Louis est resté cinq jours couché. Je l’avais emmené dans un petit hôtel de banlieue où je l’ai fait soigner comme je l’ai pu. Il était drôlement touché, et lui aussi, il avait été saigné sur les bras. Vous pourrez voir ses cicatrices. Pendant des heures, on a cherché à se rappeler ce qui avait bien pu se passer, avec la sensation qu’on avait dû aller trop loin. Il y avait des gens dans ces bars qu’il valait mieux ne pas provoquer. Louis se souvenait simplement qu’il avait cassé une bouteille sur la table, et d’un homme en costume foncé. Moi je ne voyais pas du tout cet homme en costume. Je voyais une femme très maquillée qui avait crié. Louis était tellement jeune, il était sonné. Il voulait rentrer dans son pays, dans sa ville surtout. Paris. Il appelait sa sœur et puis sa mère. On est restés cachés pendant toute une semaine, et sans même savoir pourquoi. On se cachait. C’était tout ce qu’on était capables de faire. On était tous les deux au bout de notre chute. On a été ramasser la petite sœur, et on a filé, sans prévenir personne.
Gaylor se rassit. Galtier eut l’impression qu’il se contractait, mais il prit simplement une cigarette et posa lentement son front sur son poignet.
— Êtes-vous content maintenant ? Non, bien sûr. Il faut encore que vous sachiez pourquoi je ne vous ai rien dit jusqu’ici, n’est-ce-pas ? C’était il y a vingt-deux ans, j’avais oublié cette histoire. C’est vrai, pendant de longues années, j’ai eu des appréhensions, et je ne pouvais me défendre de surveiller tous les Américains qui m’approchaient. Et puis j’ai fini par ne plus y penser. C’était oublié. Pourquoi est-ce qu’on aurait encore cherché à me tuer après tant de temps ? Bon dieu pourquoi ? Qu’est-ce que j’avais pu faire de tellement grave cette nuit-là ? Le soir du meurtre de Robert Saldon, en voyant la cape qu’il portait sur lui, j’ai pris peur à nouveau. Mais cela me semblait impossible. Après tout, on avait bien pu vouloir assassiner Robert. Je me suis accroché à cette idée. La police m’a appris que Robert avait sursauté en entrant ici. Il avait dû reconnaître quelqu’un, c’était le plus probable. Ce meurtre ne me concernait pas. Alors, pourquoi ressortir cette vieille histoire pour rien ? Je répugnais à y penser. Car même enfouie, il me semblait que le moindre geste imprudent pouvait la rendre à nouveau dangereuse. Je ne voulais pas la toucher, je ne voulais pas l’animer. Parce que Louis, inspecteur, Louis, personne ne savait qu’il était à Frisco. Louis était tout à fait en sécurité, quoi qu’il advienne. C’est en parlant que je risquais en revanche de le compromettre et de le mettre vraiment en danger, en le désignant comme mon compagnon de la nuit du Company . Comprenez-vous ? J’ai préféré ne plus y penser, m’imaginer que c’était vraiment à Robert qu’on en avait voulu. Robert avait très bien pu devenir un truand, n’est-ce pas ?
« Et puis maintenant ils ont eu Louis. Comment ont-ils su pour lui ? Comment ? Il ne devait jamais rien dire à personne. Je le lui avais fait promettre. Mais ils l’ont eu. C’était donc bien ça.
Gaylor rabaissa ses manches.
— Rideau, dit-il.
Galtier n’avait rien à dire. Qu’est-ce qu’il aurait pu dire ? Il aurait souhaité pouvoir s’excuser, mais il n’aimait pas ça, et ce serait pire de toute façon. Et que pouvait lui faire après tout que Gaylor ait ou n’ait pas une bonne opinion de lui ?
Il tourna un moment dans la pièce, les mains croisées dans le dos, écrasant les lattes du parquet sous les tapis.
— La police laissera deux hommes dans la rue.
— Et alors ? Vous ne pourrez pas le faire éternellement. Et je ne vais pas passer ma vie dans cette pièce aux volets tirés, n’est-ce pas ? Ni vous ni moi ne savons le visage de celui qui viendra pour me tuer.
— Nous trouverons. L’enquête sur le meurtre de Louis Vernon ne fait que commencer.
— C’est votre métier de le dire et d’y croire. Ce n’est pas le mien.
— Pourtant, insista Galtier, au cours des jours qui viennent, je vous prie de prendre garde à vous-même. Ne nous compliquez pas la tâche en vous exposant sans nous prévenir. Même par bravade. Mais je crois que vous serez plus prudent que vous ne me le laissez croire.
— C’est possible, dit Gaylor.
Galtier vit qu’il souriait un peu, et il en profita pour lui tendre la main.
— Mais voyez-vous reprit-il, je ne sais pas ce que j’ai fait cette nuit-là. Je ne le sais pas. Ai-je fait quelque chose d’horrible ? Quelque chose qui mérite sa peine ?
— Est-ce vraiment là votre morale ?
— Non. Bien sûr que non. Mais parfois je me demande. Cette nuit effacée me hante souvent. Bonsoir, inspecteur.
Une fois dans la rue, Galtier se sentit ému, faible et furieux. Mais qu’est-ce qu’ils avaient tous ? Ils le menaçaient. Gaylor, Soler, et Jeanne, et Esperanza, tous, tous. Il n’y en avait pas un pour se comporter normalement. À croire que c’était lui, Galtier, l’accusé, l’accusé de tous leurs regards.
Au moins, quand on tombait sur ces types qui vous traitaient tout de suite de sale flic et de pourri, les choses étaient claires, la discussion était close et tout allait droit. Mais là, rien n’allait comme d’habitude. On le jaugeait, on l’observait, on le questionnait. Non, rien ne marchait dans cette enquête. On ne le laissait pas en paix. Qu’ils aillent tous au diable. Pourquoi est-ce qu’il pensait à eux ? Il n’avait à penser qu’aux événements.
Galtier écouta le bruit de ses pas. Il rentrerait à pied au bureau, il était plus de 2 heures maintenant, et il n’y avait pas de lune. Il fit un peu plus de bruit avec ses chaussures. C’était exceptionnel qu’il le fasse. Tous les jours de la vie, il sentait assez sa force pour ne jamais penser à marquer sa marche. Mais ce soir, c’était vraiment nécessaire qu’il écoute ce rythme rapide dans la nuit.
Dans le couloir, il retrouva Soler. Il s’était assis. Allons. Encore un effort et il serait debout. Finalement Soler n’était qu’une loque. Galtier fit la moue. Tom le dévisagea quand il passa devant lui, droit, sans même tourner la tête.
— Inspecteur ! appela-t-il.
Galtier ne se retourna pas et chercha ses clefs dans sa poche.
— Inspecteur !
— Quoi ? Rentre chez toi bon dieu ! Tu n’as rien à faire ici !
— Vous faites du bruit en marchant. Est-ce qu’il y a du neuf ? Est-ce que vous avez trouvé quelque chose ?
Galtier serra les dents.
— File d’ici. Tu m’épuises. Tu peux comprendre ça ?
— Vous ne voulez pas me répondre ?
— Non. Je n’ai pas envie de parler. Va dormir, Thomas Soler. Laisse-moi.
Galtier entra brutalement dans son bureau, lança ses clefs sur la table. Elles glissèrent et tombèrent dans la corbeille. Parfait, qu’elles y restent. Est-ce qu’il allait aussi tout rater en lançant sa serviette sur le fauteuil d’angle ? Oui. Il l’avait raté. Ses papiers s’écrasèrent au sol. Très bien, qu’ils y restent. D’un revers de manche, il dégagea sa table, s’assit, croisa les bras et posa la tête dessus. Comme ça, les yeux dans le noir, il serait bien. Près de son regard, il ne voyait que les motifs dorés de son sous-main, troubles et inoffensifs, et il ne penserait qu’à eux. Et le temps coulerait.
Читать дальше