Jeremy laissa tomber le téléphone. Trop de temps perdu. Il aurait dû se mettre au travail dès son arrivée comme il l’avait décidé en partant. Au lieu de cela, il s’était laissé emporter par le luxueux séjour que lui avaient préparé ses collègues, il avait banqueté et bu, il avait discuté de façon délicieuse et à perte de nuit des trajets des protons et de leurs aberrations et autres foutaises. Même il s’était levé un soir avec son verre et il avait improvisé un discours fantastique sur l’interprétation philosophique qu’on pouvait tirer des cheminements de la matière. Il avait été applaudi, et ensuite, ils avaient chanté probablement, mais il n’en avait que des souvenirs intermittents. Et pendant qu’il goûtait avec quelques esprits sélectionnés les raffinements de l’abstraction, Louis se faisait serrer le cou comme une pauvre andouille.
Il fallait qu’il décommande sa conférence de l’après-midi, qu’il annule tout. Les protons pouvaient toujours attendre. Il réussit à joindre le directeur de l’Université. Il expliqua nerveusement qu’il s’était écrasé le pied contre le cadre de fer de son lit, qu’il souffrait comme un damné, que ses phalanges étaient en bouillie et qu’il allait falloir qu’il répare ça sans attendre. Il était hors de question qu’il donne sa conférence cet après-midi. Bien sûr cela ne l’empêchait pas de parler, mais les phalanges de son pieds étaient plus essentielles que l’agitation des molécules, et il s’en occuperait d’abord. En raccrochant, Jeremy se dit qu’il aurait dû trouver autre chose. Le directeur n’avait pas eu l’air de comprendre. Il n’avait sûrement jamais dû se broyer les doigts contre un obstacle métallique. Quiconque en est passé par là, dit Jeremy à voix haute en passant sa chemise, sait respecter en connaisseur la douleur d’autrui.
Il finit de s’habiller dans l’ascenseur de l’hôtel. Il irait déjeuner en face du bâtiment des Archives, et à 2 heures il bondirait. Avec le billet de M me Saldon, il trouverait plus vite ce qu’il cherchait. Si ce qu’il cherchait existait bien sûr, si ce qu’il cherchait était juste. La mort de Louis bouleversait tout. Pour la première fois, Jeremy pensa qu’il avait peut-être fait un faux pas, et cela ne lui fit pas plaisir.
Il s’installa contre un arbre, parce qu’il n’y avait pas de restaurant en face des Archives. Et il attendit l’assaut. Pour tuer le temps, il s’exerça à l’immobilité reptilienne la plus parfaite.
Avant de faire briser les scellés qui défendaient lugubrement l’accès à l’appartement de Louis, Galtier se tourna lentement vers les deux hommes qui l’accompagnaient.
— Faites-moi d’abord rentrer toutes ces têtes avides dans leurs trous à rats, commanda-t-il.
Ulcérés, les voisins qui s’étaient rassemblés libérèrent le couloir en silence.
— Et ça se tire comme des cloportes bien sûr. Quant à vous deux, je vous recommande instamment la plus grande délicatesse dans la conduite de cette perquisition. Vous m’avez bien compris ? Je ne veux à aucun prix que la petite sœur retrouve l’appartement dévasté par des mains aveugles et blasphématoires. Absolument pas. On soulève un papier, une fourchette, un livre, et on le replace dans son empreinte exacte ! Exacte, n’est-ce pas ? Comme on le ferait d’un rocher sur la grève. Et si j’en vois un qui casse quelque chose avec un geste indifférent et imbécile, c’est lui que je casse. C’est clair ?
— Parfaitement, dit Monier sourdement.
Sans bruit, en ouvrant et reposant doucement chaque livre de la bibliothèque, Vuillard et Monier échangeaient des moues sombres.
— Il déraille Galtier, glissa Monier.
— Je ne sais pas, dit Vuillard.
— Tu le défends toujours, mais moi, je te dis qu’il déraille. Il lâche la barre, il se dégonde. Tu sais très bien que c’est vrai.
— C’est l’autre, l’artiste, il l’énerve je crois.
— Soler ? Moi, je le trouve plutôt gentil.
— Il paraît qu’il ne faut pas s’y fier.
— Des blagues. C’est Galtier qui déraille. J’ai entendu dire que Soler avait peur des papillons de nuit, tu te rends compte ?
— Ça peut arriver. Cela ne veut rien dire.
— Moi je peux les prendre dans mes mains. Même les plus grands, les plus velus, les sphinx, je peux les prendre.
— Cela ne veut rien dire.
Galtier avait fouillé la chambre, l’atelier photo, la salle de bains. Il ne savait pas ce qu’il cherchait. Parce qu’il devait le faire, il avait cogné du doigt sur les murs : pour chercher les creux, il avait soulevé les tableaux, dépunaisé les photos, examiné le matelas, les coussins.
— Qu’est-ce que ça donne par ici ?
Vuillard battit des bras. Ça ne donnait rien.
— Les relevés de chèques, cela vous tente ?
Galtier les feuilleta un à un, certain de ne pas y trouver le mouvement de fonds inexplicable qui avait fait le bonheur de tant d’enquêtes. Un type régulier comme tout, Louis Vernon, c’était clair.
Il entendit Monier gémir. Tous ces cartons de photos, il n’en finirait jamais.
— Envoie-moi ça Monier, dit-il. Occupe-toi de la cuisine.
Il y avait là-dedans des quantités impressionnantes de clichés, et parmi eux des réussites indiscutables sur lesquelles Galtier s’attarda. Louis serait devenu quelqu’un. Un rouleau de photos glissa au sol et Galtier se décrocha l’épaule pour le rattraper sans avoir à se lever de sa chaise. Il était las. Il frissonna en reconnaissant le visage de Gaylor. La photos du dessus avait pris le soleil et avait passé. Mais le trombone qui tenait la liasse était neuf. À l’encre, on avait écrit dessus, récemment semblait-il, « SF 63 R.S. et autres ». San Francisco, 1963, Gaylor et les autres. Galtier respira à fond. Il avait entre les mains une trentaine de clichés nocturnes, tous centrés autour du héros que devait être alors Gaylor pour le petit Louis. On le voyait, Louis, sur l’un d’eux, qui tenait Gaylor par l’épaule, l’air tellement heureux, les oreilles décollées et une petite barbe de rien. Trente-et-une photos du peintre. Gaylor avec verre, Gaylor de dos, une main tenant sa nuque, Gaylor torse nu avec une cravate, Gaylor discutant, Gaylor debout sur le comptoir et riant, Gaylor dormant sur une table. Et puis autour de lui, les « autres ». Une masse dangereuse d’hommes où se mêlaient les maillots de corps et les smokings. La réponse était au creux de cette masse. En tremblant légèrement, Galtier acheva d’inspecter les cartons de photos et il ne trouva plus rien. Il s’y attendait, Louis avait récemment réuni toutes les photos d’Amérique. Pourquoi ? Souci de classement ou autre chose ? Est-ce que, depuis la menace contre Gaylor, Louis avait essayé de se souvenir encore ?
Depuis quelques instants, Vuillard et Monier s’étaient assis en face de Galtier et le regardaient faire passer d’une main à une autre le paquet de photos.
Galtier leur sourit.
— Bouclé ? demanda-t-il. Tout est en place ? Parfait.
En se levant, la vie lui sembla d’une grande facilité. Pourquoi est-ce qu’on s’en faisait comme cela tout le temps ? Il avait un besoin brutal de musique. Il ne se sentait plus aussi pressé, il avait à présent tout le temps de laisser venir les choses et de profiter, en retenant sa marche, du spectacle des certitudes en formation. D’un côté les photos de Louis, de l’autre les portraits de tous les invités de la soirée Gaylor. Une gigantesque réussite, à qui perd gagne, avec toutes ces têtes d’invités paisibles. Avec de la chance, il réaliserait la rencontre, le raccord, le doublon, la paire accusatrice. C’est étonnant la vie. Une oreille trop longue, un doigt trop court, un menton qui fuit, un grain de beauté sur le front, et vingt ans plus tard, vous êtes foutu. Reconnu. C’est bête. Il rit.
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