— Une vingtaine de kilos selon la couche de colle mais certains sont encore plus lourds, le double, le triple et même le quadruple.
Elle se rendit compte qu’il y avait deux autres presses dans un coin.
— Richard obtient des pièces de deux mètres sur un et qui peuvent peser quatre-vingts, cent kilos. Nous avons dû acheter un diable d’occasion et…
Alice leva les yeux, vit le palan à chaînes accroché au plafond.
— Il faut ça pour soulever ces monstres, dit M meCaducci avec une fierté visible.
Nulle trace d’humour ni de sarcasme. Elle vivait avec une sorte d’artiste fou qui, entre deux neuroleptiques, avait trouvé comment liquider ses angoisses, ses inhibitions et sa terreur du monde extérieur.
— Avec ce que vous apportez il fera un joli pavé. Mais j’ai dû découvrir des fournisseurs, vous vous en doutez, et lorsque la matière première manque ils me livrent en camionnette le matin très tôt et toute la maison se met au travail pour grimper les paquets de journaux jusqu’à notre troisième. Tout le monde est si gentil.
Alice s’approcha des pavés, remarqua que certains luisaient d’étrange façon.
— Ils sont plastifiés. Richard fait un essai. Il pense que ce matériau pourrait servir pour construire des maisons individuelles. Il en a plongé un dans la baignoire depuis un mois et, ma foi, il semble que l’eau n’y pénètre pas.
— Mais comment faites-vous ?
— On se douche simplement à côté du pavé. De cette façon on peut voir si le savon, les sels de bains, le shampooing ne peuvent l’attaquer. C’est assez excitant, vous comprenez ? Une sorte de matériau nouveau. Nous pensons qu’on pourrait construire des bateaux à bon marché.
Alice glissait le long des pavés déjà prêts, se demandant comment le plancher pouvait supporter ce poids
énorme. Elle aurait aimé approcher du fameux labyrinthe, pas y pénétrer mais juste en voir l’une des entrées. Léonie Caducci parut lire dans sa pensée :
— Vous reviendrez bien, n’est-ce pas ? Tout est en totale transformation. Richard a eu une inspiration assez fantastique et je ne voudrais pas le déranger. Il ne nous en voudrait pas mais il en serait perturbé pour plusieurs jours. Vous n’ignorez pas qu’il est très dépressif, névrosé.
Je préfère qu’il empile ces agglomérés de journaux plutôt que prendre des neuroleptiques. Après une journée de travail intensif, tant manuel que mental, il est heureux, détendu, presque comme avant. Il dévore, il dort comme un enfant. Et puis, l’œuvre achevée, il tombe dans une apathie de quelques jours, devient peu à peu inquiet, angoissé, et je sens qu’il a besoin d’entreprendre une autre œuvre ou de prendre des neuroleptiques. Faute d’idées il se résout aux médicaments, mais ce n’est pas une solution.
Elle soupira :
— Ce qui le navre c’est de détruire pour recommencer. Il préférerait accumuler ses œuvres. Ce sont des chefs-d’œuvre, vous savez, une nouvelle architecture.
— Comme le facteur Cheval ?
— Je vous en prie, ne prononcez pas ce mot devant lui.
Il affirme que c’était un ignare, un intuitif alors que lui, mon mari, suit les prescriptions du grand Salomon. Il construit des temples initiatiques en forme de labyrinthe.
Vous prendrez bien un petit café ?
Elle quitta à regret l’atelier. Il lui faudrait revenir avec un appareil de photographie. Dans le couloir elle jeta un regard vers le fond mais ne vit que des portes fermées.
— Nous ne disposons que d’une seule chambre, dit la grande femme en versant le café dans deux tasses.
Richard a besoin du reste et de la pièce en dessous.
— Vous avez aussi une pièce ? fit Alice fébrile… Au second étage ?
— Bien entendu. Comme vous. Comme tout le monde.
L’appartement du second était si grand que nous avons pu le partager équitablement, Mais il n’y a pas d’escalier à vis. En fait j’ignore ce qu’il y a car je ne m’aventure jamais aussi loin dans le labyrinthe. Richard me dit qu’il a construit un plan incliné avec des pièges, des chausse-trappes, des mini-oubliettes. Mais je me fais du souci.
Il finira par manquer de place et précisément nous pensions que le vieux Cambrier accepterait de nous vendre une partie de l’appartement du premier. Je vous avoue que lorsque j’ai su que vous le louiez je vous en ai voulu mais maintenant que je vous vois je ne peux pas vous détester, vous êtes si sympathique.
— Vous auriez pris tout l’appartement ?
— D’abord la pièce du second où vous accédez par la vis, puis peut-être les deux chambres. Richard aurait pu réaliser son grand projet de grand temple…
— Pourquoi n’achetez-vous pas une maison à la campagne, un grand terrain ?
M meCaducci parut se crisper et plaqua sa tasse sur la soucoupe :
— Vous croyez qu’on est toujours libre de ses actes peut-être ?
— Mais, murmura Alice interdite, qu’est-ce qui vous force à rester ici, dans cette maison au cœur de la ville ?
— Vous avez peut-être de la fortune, vous, mais pas nous. Juste les indemnités de mon mari et un petit revenu suite à un handicap… J’ai une pension d’accidentée du travail. Où voulez-vous aller avec si peu d’argent ?
— Mais le viager du dessous vous reviendra cher ?
— Oui, mais le père Cambrier mourra bien un jour, non, et nous n’aurons plus rien à payer. Je ne le lui souhaite pas mais ce vieux radin ne sait plus quoi faire de son fric. Un peu de café encore ? Une petite goutte ? De la gnôle du coin, très douce. Moi, j’en prends un peu de temps en temps. Ça me fait du bien.
Elle sortit une bouteille contenant un alcool jaunâtre certainement teinté artificiellement, sans cet éclat, cette richesse d’un vieux cognac.
— Vous ne sortez jamais, en dehors de votre travail ?
— Très peu. Les Roques me montent les légumes, les commissions mais lorsque je sens que mon mari est bien installé dans sa nouvelle chambre au centre de son nouveau labyrinthe je suis tranquille et je peux aller faire un tour. J’aime bien le cinéma, vous savez.
— Vous avez déjà attiré l’attention des journalistes sur l’œuvre de votre mari ?
— Grand Dieu non et il ne voudrait pas qu’on en parle.
Pour le moment. Plus tard bien sûr. Plus tard. Quand il estimera qu’il a atteint le sommet de son art et qu’il n’y a plus rien à y retoucher. Je pense qu’alors il sera définitivement en paix avec lui-même.
— Guéri ?
Léonie Caducci vida sa tasse de gnôle. Elle l’avait presque remplie. Alice trouvait cet alcool fadasse, étrange, comme distillé à partir d’un fruit mort.
— En paix avec lui-même. Je ne pense pas qu’il puisse guérir, que nous puissions tous guérir. Vous n’avez jamais pensé que nous portions chacun en nous une plaie qui ne peut cicatriser qu’en apparence ? Je ne vous demande pas quelle est la vôtre. Ni ne vous dirai la mienne.
Alice rougit et regarda cet alcool qui ressemblait à de la bile. Un jour elle en arriverait à aimer ça, pensait-elle, à se contenter de résidus d’alambics, à des sanies d’origine incertaine.
— Vous louerez encore longtemps, n’est-ce pas ? Vous ne comptez pas vous en aller tout de suite ?
— Je ne sais pas encore, murmura Alice en reposant la tasse sans pouvoir avaler le contenu.
— Nous sommes au cœur de la ville. Charles dit que c’est une situation unique tantôt bénéfique, comme pour son œuvre, tantôt maléfique pour les gens. On dirait parfois que tout reflue vers cette maison, la lie, les scories, les ordures. Les belles arroseuses municipales ne peuvent jamais aller jusque dans ce nœud serré des rues et des ruelles, ni les nettoyeuses automatiques. Il n’y a que des hommes avec des balais qui font ce qu’ils peuvent, mais ce ne sont que des hommes et vous voyez flotter d’étranges choses dans les caniveaux entre deux rondes des équipes d’entretien. Ici nous recevons aussi les derniers relents du marché et cette éternelle odeur de frites qui plane sur nos têtes et dans les gorges de nos rues est notre fog à nous, notre smog. Mais il n’y a pas que les agressions physiques, je ne parle même pas des rixes, des viols, des flaques de sang que parfois l’on découvre au matin sur les pavés, les giclées contre les vieilles façades, giclées de sang et de sperme aussi. Je préfère ne pas parler des poubelles qu’on oublie un jour sur deux parce que le camion ne peut quand même pas arriver jusqu’ici et que les boueux sont des hommes, pas des esclaves. Nous sommes le centre nerveux, le neurone qui absorbe les fièvres, les pulsions, les obsessions, les fantasmes, les malaises, les peurs.
Читать дальше