— Encore un effort… Je suis désolée, mais sans vous je n’y serais jamais parvenue.
Alice aurait préféré que ce mur ne soit pas édifié et elle demanda si on ne pouvait pas aligner les agglos ailleurs car bientôt elle ne pourrait plus se dégager.
Léonie Caducci ne parut pas entendre :
— Vite, je vous en prie, il dort sous neuroleptiques et je crains qu’il ne s’étouffe insensiblement.
— Bientôt c’est moi qui étoufferai, dit Alice qui transpirait abondamment et avait très chaud. Je vous demande d’arrêter…
Léonie s’escrimait sur un agglo placé en équilibre instable. Alice pensa que si jamais toute la pile s’écroulait elle serait prise au piège, comme un rat. En s’arc-boutant elle pourrait essayer de se libérer, mais en aurait-elle la force si l’air devenait aussi irrespirable ? Déjà elle avait la tête qui lui tournait.
— Je crois que nous y sommes, dit Léonie.
Mais Alice ne pensait plus qu’à sa sauvegarde et elle se jeta contre les agglos qui se décalèrent. La pile s’écroula dans un vacarme sourd.
— Mais c’est stupide de votre part ! hurla Léonie.
En rampant, Alice sortit de son recoin, put se redresser pour respirer un air meilleur. Léonie la regardait, pâle de rage.
— Vous vous rendez compte, nous y étions presque !
— Oui, mais moi j’allais y rester.
— Je vous aurais dégagée. Mon mari y est depuis le début de la matinée.
— Bon, on va essayer de le dégager.
Il y avait là une masse énorme. Un agglo de deux mètres de long.
— Un vrai sarcophage, dit Alice entre ses dents. Il pèse combien ? Cent cinquante kilos ?
— Il faudrait une barre à mine, dit la grande femme.
Je crois qu’il y en a une pas très loin.
— Hé ! Attendez ! Dit Alice.
Mais déjà elle était seule et essayait de retrouver le trou par lequel Léonie avait disparu. Elle décrocha la guirlande de Noël et une des ampoules dut se dévisser, interrompant le contact pour toutes les autres. Plongée dans le noir, elle commença de paniquer, chercha la guirlande et commença de revisser méthodiquement toutes les petites lampes mais la lumière ne revenait pas pour autant.
— Hé ! Cria-t-elle. Où êtes-vous ?
Il suffisait que cette femme grande et forte comme un taureau fasse basculer quelques blocs de papier journal pour qu’elle se retrouve dans une véritable oubliette. Elle se mit à pleurer. Silencieusement, mais à chaudes larmes.
Depuis quelque temps elle avait des facilités surprenantes et savait à quoi les attribuer. Toute émotion se transformait en ces filets d’eau salée qui coulaient de ses yeux.
— Je vous en prie, ne me laissez pas ici, murmura-t-elle avec une sorte de timidité.
Elle se sentait capable de hurler, de trépigner.
— Vous n’avez rien à craindre de moi, bredouilla-t elle… Si vous pensez que je vais donner des satisfactions
à ce gros cochon de Bossi…
D’un coup la lumière revint et elle entendit du bruit sur la gauche. Quelque chose de noir, de long, avança.
Un serpent qui aurait eu une sorte de rigidité totale.
C’était la barre à mine que Léonie poussait devant elle en arrivant à quatre pattes.
— J’ai marché sur une rallonge et la prise mâle est sortie de la femelle. D’habitude Richard met un élastique pour les empêcher de se déboîter. Il devra réviser son installation.
Avec la barre à mine, elles déplacèrent la grosse masse puis une autre et d’un coup une lumière violette filtra d’une sorte de lucarne.
— C’est la chambre, fit Léonie avec respect. Il est là.
Richard Caducci, un barbu renfrogné, dormait dans une sorte de lit en agglomérés de papier journal, enfoui sous une couette violette, éclairé par une lampe de la même couleur.
— Il adore cette teinte, dit Léonie à voix basse comme si elles étaient devant les reliques d’un saint. Je vous remercie. Sans vous je n’y serais jamais parvenue.
— Vous auriez pu appeler Arbas, Larovitz.
— Mon mari n’aurait pas aimé que ce soient eux.
— Vous le laissez ainsi ?
— Puisque l’air peut circuler. Il y a une autre ouverture en face pour la ventilation. Venez, je vais vous offrir quelque chose de fort après ces émotions.
— Il faut que je rentre. On doit me livrer le lunch de ce soir. Je venais vous inviter vous et votre mari. Mais je ne serai pas exigeante… Venez prendre un verre, une demi-heure, une heure si vous ne voulez pas vous absenter plus longtemps.
— Oh ! Mais je viendrai… Il sortira de son sommeil et pourra rester tout seul.
Elle reprit la barre à mine sans laquelle jamais elles n’auraient pu déplacer ces trois ou quatre masses énormes avec lesquelles Caducci avait dû construire ce que les Égyptiens appelaient un pylône, une sorte de porte monumentale.
Elle arriva juste comme le livreur du traiteur sonnait en bas dans la rue, dut ouvrir tandis que Manuel se cachait après un regard soupçonneux pour ses vêtements froissés, ses cheveux défaits, la transpiration qui avait taché son pull. Elle était affreuse et le livreur parut également surpris. Il fît plusieurs voyages pour déposer les cartons, les paniers de bouteilles.
— Je peux me débrouiller seule, dit-elle lorsqu’il lui proposa de déballer les canapés.
Manuel surgit après le départ de l’homme :
— Chaque fois que tu sors tu reviens dans des états incroyables ; à croire que tu es chaque fois agressée.
En quelques mots elle lui donna l’explication, alla s’arranger dans la salle de bains.
— Il faut que je retourne chez Arbas, il n’y avait personne.
— Tu as peur, hein ?
— C’est faux. Il ne m’impressionne pas.
Il lui ouvrit en robe de chambre et fronça les sourcils quand elle bafouilla.
— J’avais complètement oublié, dit-il. Ce soir ma femme est chez le coiffeur, elle ne rentrera que vers huit heures.
— C’est largement suffisant… Je voulais vous dire que je suis désolée pour hier et…
— Désolée de quoi ? Fit-il sèchement. Je ne comprends pas. Vous faites allusion à quoi exactement ?
Elle resta bouche bée. Se demanda soudain s’il n’y avait pas quelqu’un dans l’appartement.
— Excusez-moi, dit-elle.
À son étage elle eut envie de sonner chez les Larovitz pour voir s’ils étaient là tous les deux. Mais qu’importait que Monique rejoigne Arbas dans son appartement pendant que son mari allait chercher les enfants à l’école ?
— Cette fois c’est terminé, dit Manuel, tu les as tous vus ? Elle resta ébahie. Il avait tout installé en un temps record. Des tables contre le mur gauche du living, avec des draps en guise de nappe, des assiettes, des verres. Il n’y avait plus qu’à vider les cartons.
— Tu es doué, murmura-t-elle, fascinée.
Il avait trouvé des bougies à piquer, ça et là, et elle n’arrivait pas à se souvenir de la dernière réception qu’elle avait donnée du temps de son mariage. Ce genre d’assemblée se révélait parfois très décevant, mais les préparatifs l’avaient toujours ravie. Elle piquait une olive, buvait un verre pour se donner le courage d’affronter les invités de son ex-mari. Elle avait envie de pleurer. Non de regret, sans savoir exactement pourquoi. Peut-être en souvenir du visage gai et sain qu’elle possédait alors.
— Ils viennent tous ?
— Les Roques sont les plus réticents. Ils ne boivent pas, ne mangent pas…
— Ils baisent, oui ?
— Ils rentreront tôt à cause du marché du lendemain.
Tu veux vraiment faire comme tu as dit ?
— Je vais partir. Il commence à faire nuit, le patron en face est occupé…
Elle commença de paniquer. Elle serait seule au moins deux heures avant qu’ils n’arrivent tous. Seule en face de toutes ces bouteilles.
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