Georges-Jean Arnaud - Bunker Parano

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— Vous disposerez de l'appartement des Sanchez. D'abord pas de réaction puis, malgré les trois cognacs préventifs, elle avait pigé :
— Les suicidés ?
— Les scellés sont levés… Il y a un très joli appartement, vous verrez… Confortable malgré le coin. Ils avaient mis de l'argent dedans… Les idiots… On aurait pu s'arranger, prendre en compte. Ils se sont vraiment affolés. En fait, l'expropriation n'est pas pour demain. Deux, trois ans… Le journal n'aurait jamais dû parler d'expulsion mais d'expropriation. Un jeune journaliste maladroit. Il y a dans cette ville des gens menacés depuis deux ans et qui en auront encore pour autant. Tout le monde ne se suicide pas… Heureusement. Mais cette Maison est malade… Malade. On a affaire à des gens psychiquement fragiles… De braves gens pourtant…

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— Oui, mais les intérêts des promoteurs doivent être compromis par cette attente.

— Tu devrais y aller. Demain il ne sera pas là puisque c’est samedi. Raconte-lui ce que tu veux et surveille ses réactions. Je suis certain qu’il laissera échapper un tuyau.

— Non, c’est non. Je n’ai pas du tout envie de me retrouver en face de cette limace visqueuse.

CHAPITRE XX

C’est Manuel qui lui rappela son invitation pour le soir même. L’apéritif promis à ses voisins. Il épluchait la revue immobilière espagnole, assis devant la table de la cuisine.

— Je n’ai pas envie de voir tous ces gens-là ici… D’ailleurs, où te planqueras-tu pendant ce temps ?

— Je ne me planquerai pas. Je serai présent pour voir leurs têtes… Mais je n’arriverai pas tout de suite.

Il fît sauter dans ses mains le trousseau de clés qui ouvraient tous les autres appartements.

— À la nuit je quitte la maison et dès qu’ils sont tous ici je reviens en douce faire quelques visites. J’ai envie de savoir comment ils vivent, moi.

— C’est de la folie, dit-elle, ils se méfieront.

— Tu vas les recevoir fastueusement. Tu vas les gaver et les faire boire. Ces petits bourgeois sont des goinfres et ils oublieront tout quand ils verront le buffet bien garni, les flacons rares et les lumières. Nous allons bien faire les choses. Tu vas investir du fric, ma cocotte.

Comme je vais le faire avec mon indemnité de licenciement. Ne lésine pas, choisis le bon traiteur, pense au porto, au pastis, au whisky twelve years. Prévois aussi du Champagne.

— Tu es fou ? Ils vont me prendre pour une milliardaire, me soupçonner.

— Qu’importe. Tu les abreuves, tu les empiffres et moi je visite les appartements. Il faut qu’ils soient tous là, même Léonie Caducci. Même les gosses d’en face. Fais les yeux doux à Trois-Pièces, fais-lui comprendre que tu regrettes ton geste mais qu’avec plus de douceur il aurait pu tout obtenir de toi.

— Tu crois que je vais vraiment accepter ce conseil ? Ce sale fumier qui m’arrachait les cheveux ?

— Ne sois pas stupide. Il faut que tu les mettes tous dans ta poche. Allez, file chez le traiteur tout de suite et fais livrer. Ne perds pas de temps. Ensuite tu feras la tournée des copropriétaires.

Il l’attira sur ses genoux et l’embrassa dans le cou. Elle restait figée et elle repoussa la main qu’il glissait sous sa jupe :

— Tu me prends pour une pute et une conne, hein ?

Il ne répondit pas mais l’embrassa tendrement sur la joue. Elle se pencha vers la revue espagnole, ouverte à la page où les Sanchez avaient coché des affaires à vendre.

— Trois millions de pesetas ça fait combien ?

— Cent soixante mille, seize millions anciens.

— Ils étaient prêts à mettre jusqu’à quatre millions, tu as vu ?

— Oui. J’ai vu. Ils devaient vivre petit, les Sanchez, accumuler le fric… Mais je pense qu’ils préparaient surtout leur fuite. En douce. Leur évasion du Bunker.

— Ah ! Tu y viens, hein ?

— Je suis bien obligé d’y penser. S’ils trouvaient ce fric ? Seize à vingt millions anciens ?

— Qu’est-ce que tu en ferais ? Demanda-t-elle.

— Je pars, je file… Loin très loin. À l’autre bout du monde.

— Tu m’acceptes ?

— On en rediscutera.

— N’aie pas peur, fit-elle avec une dignité qui lui coûtait, je plaisantais. Moi avec huit briques je m’achète du cognac et je me saoule à mort. C’est bien ce que tu penses, hein ? Que je boirais tout ce fric ?

— Je ne pense rien et c’est idiot d’y penser. Comme les joueurs du loto qui n’arrêtent pas d’échafauder des projets sur un gain qui ne leur sera jamais attribué. File chez le traiteur, compte large. Nous serons une douzaine.

— Mais ils vont te reconnaître quand tu arriveras ?

— Tant pis, c’est un risque à courir.

— C’est stupide.

— Je ne les connais pas tous et je veux découvrir leur visage, étudier leur comportement quand ils seront réunis dans cet appartement. Si vraiment ils ont assassiné les Sanchez ils se trahiront peut-être, se sentiront gênés, mal à l’aise et je veux assister à ça. Je jouerai le bon copain qui vient te donner un coup de main pour la soirée, je remplirai les verres, fais-moi confiance.

Lorsqu’elle revint de chez le traiteur qui devait livrer vers cinq heures elle sonna chez les Larovitz et ce fut le V.R.P. Qui vint ouvrir. C’était un homme terne, plus vieux que sa femme, chauve, en pyjama et pantoufles.

Il bredouilla des excuses sur sa tenue mais quand il était chez lui il ne pouvait plus supporter autre chose. Il parut consterné lorsqu’elle parla de l’apéritif prévu pour le soir.

— Serge, voyons, dit sa femme, nous sommes juste en face et c’est si gentil, n’est-ce pas ?

— Venez sans chichis, dit Alice… Ce sera très relax très bon enfant… Amenez les enfants. Il yaura des jus de fruits, des gâteaux et ils feront ce qu’ils voudront.

Personne ne répondit chez les Arbas et elle en éprouva un grand soulagement. Chez les Roques il n’y avait que la femme qui la fit entrer dans sa cuisine.

— Nous fermons à huit heures.

— Ce sera parfait. La soirée commencera juste.

— Nous ne buvons pas. Juste un peu de porto à la limite, mais nous sommes tous les deux au régime.

— Tout est prévu, vous verrez.

— Nous n’aimons pas veiller tard, le samedi est une rude journée.

— Vous ne serez pas obligés de rester, murmura Alice en se demandant si c’était bien tout, si les conditions de leur acceptation étaient bien au complet.

Elle sonna longuement chez Caducci, pensa que Léonie était en courses, mais elle vint ouvrir haletante, rouge et contrariée.

— Ah ! C’est vous… Excusez-moi, mais je suis très occupée. Il y a un pan de mur qui s’est écroulé et mon mari dort de l’autre côté… je crains…

— Un pan de mur ? fit Alice, oubliant le labyrinthe.

— Voulez-vous m’aider ? Ces agglos de papier pèsent trop lourd pour moi.

L’entrée du dédale se situait dans la première des chambres, commençait par un escalier qui en sept marches permettait d’atteindre une galerie où l’on ne se déplaçait plus qu’à quatre pattes. Alice eut bientôt les fesses plates de Léonie devant elle.

— Plus loin, on peut se relever mais c’est un piège. Il faut prendre sur la gauche le plus étroit passage. Je me suis déjà trompée deux fois ce matin.

Au passage, Alice remontait le cours du temps journalistique, passait du tremblement de terre de Naples à l’élection de Mitterrand. D’une « une » sanglante comme la tuerie d’Auriol à une page de modes. Parfois, des hiéroglyphes, des couleurs surgissaient sous la lumière des guirlandes de petites lampes d’arbre de Noël qui éclairaient l’endroit. Elle pensait au bonheur de certains gosses dans un dédale pareil, n’éprouvait pour l’instant aucun sentiment de danger.

Puis ce fut le plan incliné et elle comprit qu’on descendait vers l’étage inférieur. Avec une aisance d’habituée, Léonie Caducci se laissa glisser et, après une seconde d’hésitation, elle suivit.

— Un instant.

Un gros agglo de papier journal, long d’un mètre environ, large de moitié, pivota sur une simple poussée et Alice découvrit une tringle d’acier, des cavités renforcées de plastique dur pour une lubrification constante.

Il y avait là un nouveau passage et elle avait l’impression de remonter peu à peu vers l’étage supérieur en marchant à quatre pattes.

— Nous approchons.

Un mur écroulé, un amas qui montait très haut. Des blocs de papier de trente, quarante kilos. Elles en soulevèrent une série, durent s’arrêter. Alice eut l’impression que Léonie édifiait entre elles un mur de séparation et commença à s’inquiéter. Encore deux blocs et elle serait coincée dans un espace réduit, à peine un mètre cube, dans un air poussiéreux et vicié. Si jamais… Combien de temps pourrait-elle résister ?

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