Il en faisait trop, l’enterrait sous sa fausse personnalité.
— Qu’est-ce qui vous oblige à rester enfermé jusqu’à ce que votre femme rentre ?
Il soupira, incompris mais patient :
— La crainte de rencontrer à une heure insolite des tas de gens qui ne comprendraient pas.
— Vous pourriez aller à la campagne, faire du vélo, hanter les bibliothèques ou les cinémas. J’ai l’impression que vous vous sentez obligé de rester ici, que vous avez une responsabilité, une mission.
Jouer avec le feu avec un seul cognac dans le ventre ce n’était pas son genre, et déjà elle ruisselait de peur dans le dos mais Arbas le prenait bien, soulevait la théière pour vérifier la couleur du thé.
— Lait, citron ?
— Un peu de lait.
— Je n’ai pas de mission mais j’aide mes voisins.
Monique du premier qui est facilement débordée avec ses deux gosses. Ma femme les conduit à l’école le matin et M meRoques va les chercher le soir, ou M meCaducci.
— Elle ne peut les accompagner elle-même ?
— Elle est très occupée. Le lavage, la confection de vêtements. Elle fait tout elle-même.
De temps en temps ils devaient faire l’amour rapide quelques minutes sur le canapé de la salle à manger ou le tapis, pas le lit conjugal, pas de sacrilège. Le regard de Monique le Navet se mouillait d’étrange façon au nom d’Arbas.
— Il y a les Caducci…
Il soupira, passa l’assiette de gâteaux. Elle en croqua un, dut reconnaître qu’ils avaient le label made at home.
— Il est très malade ?
— Dépressif au dernier degré… En fait il serait mieux dans une maison de santé mais voilà… Si nous pouvons le garder parmi nous, n’est-ce pas préférable ?
Pas une secte mais une maison où on acceptait de vivre avec les fous en liberté. Comme dans ce village belge où chaque famille recevait un aliéné. Ça devait être une sorte d’expérience menée par le service départemental de la santé et en pleine ville justement. Et Arbas n’était qu’une sorte de chef infirmier qui ne pouvait abandonner ses malades. Les Sanchez avaient dû en faire partie, Caducci, peut-être la mère Roques avec ses yeux qui faisaient peur. « C’est moi la dingue d’avoir des idées pareilles. Ça n’existe pas et dans le cas contraire aucune raison d’en faire un secret d’État, de transformer la maison en Bunker et d’entasser des provisions. Et les armes, hein, les fusils, grande bringue ? »
— Vous avez des armes ? S’entendit-elle demander.
Pierre Arbas leva un sourcil arrondi au-dessus de son œil gauche, ce qui lui donna un air de vautour chauve.
— Des armes ? J’ai un fusil de chasse et une carabine quelque part, effectivement. Vous savez, nous vivons dans un sale quartier et sans faire de manie de la persécution nous pouvons toujours appréhender le pire. Il y a toujours des voyous pour pénétrer dans la cour intérieure, pour voler du fuel, ou une roue de vélo.
— Vous leur tirez dessus ?
— Non, mais c’est dissuasif de viser le mur aveugle d’en face. Il y a aussi les rats dans cette cour et avec la carabine on fait des hécatombes.
— Des rats ?
Le thé coulait havane et elle reçut sa tasse, son lait et sentit son petit doigt se dresser malicieusement pour compléter le tableau.
— Il y en a de toutes sortes dans le quartier. À quatre pattes et à deux pattes, vous comprenez ?
Elle préférait changer de sujet et en revenir à Caducci.
— Comment vit-il ?
— Il dort beaucoup puis colle des journaux.
— Il colle des journaux ?
— Si vous en avez des piles, n’oubliez pas. Vous lui ferez plaisir. Il les colle jusqu’à obtenir une sorte de cube. De la dimension du journal comme base et haut comme la plus grande largeur. Il en a déjà plusieurs centaines et il a rempli deux pièces de son appartement avec juste un passage, une sorte de labyrinthe.
— C’est fou !
— Ne dites jamais ça, Alice… Vous permettez, n’est-ce pas ? Ce mot est prohibé ici à cause de Caducci. C’est étrange mais pas plus que le palais du facteur Cheval ou les œuvres de ces artistes naïfs du dimanche. Lui colle toute la journée. Avec de la farine qu’il délaye sur le feu.
Selon son humeur il modifie le labyrinthe et s’y égare quelquefois. Parce qu’il ne le construit pas sur un seul plan mais dans l’espace également. C’est très curieux, très freudien… Il lui arrive de passer vingt-quatre heures dans la pièce centrale qu’il a construite peu avant.
— Mais sa femme ?
— Elle attend. Il y a toujours possibilité de retirer chaque bloc de papier journal pour le retrouver et elle ne s’affole pas.
— Vous croyez que je pourrais…
— Bien sûr, Léonie sera heureuse de vous recevoir à l’occasion.
— Je comprends que leur fils soit pensionnaire à Nice.
— Vous savez cela. Vous n’ignorez presque plus rien de notre petite communauté.
Le mot clé ? Il avait fait allusion à un groupe uni par de mystérieux liens. Si c’était l’intérêt par exemple ? Les achats groupés ? Ce qui expliquerait les réserves de sucre et d’huile. Par cent kilos on gagnait quoi, quel pourcentage ?
— Léonie est très bien… Elle fait face.
— Mais la raison de cette dépression qui va presque jusqu’à la névrose ?… S’il construit un labyrinthe en blocs de journaux c’est qu’il a besoin de se cacher, de se réfugier, d’être seul.
— Évidemment mais j’ignore la raison. Un gâteau ? Je vous donnerai la recette. Vous cuisinez ?
— Très peu, j’allume mon gaz avec un ouvre-boîtes.
— Très amusant.
— Une expression de mon père. Vous êtes un raffiné, n’est-ce pas ?
Il sourit avec une certaine vanité et frotta sa cravate d’une main élégante.
— Vous avez du flair.
— Raffiné pour tout ?
— Vous en doutez ?
— Pas du tout mais vous sentez-vous vraiment à l’aise dans votre rôle ?
Au début il parvint à garder un visage uni puis un tic tira son œil et sa bouche vers la joue.
— Je ne suis pas à l’aise dans mon rôle de chômeur…
Qui le serait ?
— Oui, mais si ce n’est qu’un rôle ?
C’était bien du thé, pas du cognac qu’elle venait d’avaler. En était-elle à ce stade d’imprégnation où, disait-on, un verre d’eau suffisait à provoquer l’ivresse ?
— Je ne vous comprends pas.
— Ça ne fait rien, murmura-t-elle en essayant de faire une marche arrière honorable.
Combien de temps pourrait-elle tenir sans un verre ? Il devait bien être cinq heures, peut-être plus et que se passerait-il à la nuit, alors que depuis des mois elle n’osait aborder cette lisière de la terreur l’estomac vide. La présence de Manuel le Sarcastique serait-elle suffisante pour aller au combat sans blindage alcoolique ?
— Attendez, je suis très pointilleux… Vous pensez que dans le fond je ne suis pas dans l’état d’esprit d’un chômeur mais que je m’évertue à l’être ?
— Non, je ne suis pas aussi désagréable, murmurât-elle en déposant sa tasse. Si nous parlions d’autre chose ? Vous avez combien de pièces en fait ?
— Dans l’appartement ? Cinq…
— Cinq pièces ? C’est assez extraordinaire.
— Nous faisons chambre à part avec ma femme. Nous trouvons que c’est d’un charme désuet et que la réunion pour l’amour n’en est que plus exaltante.
— Et c’est pourquoi vous avez besoin d’un cinq pièces.
Il y a une chambre neutre pour ces retrouvailles ?
Il lui lança un regard appuyé, plein d’une mélancolie aigrelette comme s’il regrettait qu’elle ait vu le jour trente-deux ans auparavant.
— Vous ne manquez pas d’esprit mais je possède aussi un bureau. Je suis en quelque sorte le syndic de cette maison.
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