— On dirait que c’est lourd, cria-t-elle joyeusement dans son dos.
Il se retourna et la découvrit. Ses sourcils épais se froncèrent.
— Vous n’auriez pas dû…
— Qu’y a-t-il là-dedans.
— Une surprise. Pour Chiva.
— Je vous aide ?
— C’est trop lourd pour vous.
Elle marcha à côté de lui.
— J’ai pensé que vous connaissiez quelqu’un ici ?
— À Merida ? Non… Juste cette commission à faire, mais j’ai trouvé facilement le magasin.
Déjà ils atteignaient la place et, du coin de l’œil, Odile vit que le vieux cul-de-jatte se trouvait toujours au même endroit. Vergara regarda autour de lui avant de marcher vers la camionnette.
— Peur ?
— Sait-on jamais ? Votre signalement a peut-être été donné.
Chiva buvait à une bouteille, l’air très triste. Son visage s’éclaira lorsqu’il les vit entrouvrir la bâche.
— Hé ! Qu’est-ce que c’est ?
— Tire le vers toi. C’est très lourd. On en discutera après. Je vais d’abord sortir de cette ville.
Ils ne se rendirent même pas compte que Vergara manœuvrait difficilement pour se dégager et rouler vers les portes de la ville, tant le gros carton les intriguait.
— Il est très lourd, dit-elle, et Vergara avait du mal à le porter. Surtout parce qu’il est encombrant.
Chiva le souleva.
— En effet, mais il n’y a aucune indication sur le carton. C’est rudement bien fermé.
— Il y a du scotch et de la ficelle partout. Nous n’y arriverons jamais comme ça.
La camionnette roulait dans les faubourgs à une allure insolite. Vergara avait hâte de trouver un endroit pour déballer le colis en toute tranquillité. Il trouva le coin idéal sur la route de Caceres. Il tourna dans un petit chemin, longea une ferme en ruine et pénétra dans l’ancienne cour de la bâtisse sans provoquer une seule réaction. Les lieux étaient abandonnés depuis longtemps, semblait-il. Sautant à terre, il rejoignit ses deux compagnons.
— Je crois qu’on peut y aller ici, dit-il. Poussez le carton vers moi.
Aidé par la jeune femme, Chiva obéit. Vergara chargea le tout sur son épaule.
— Hé ! dis donc, cria Chiva, où vas-tu ?
— Je vous demande une petite minute. Ce ne sera pas très long. Restez là où vous êtes, et tâchez de me garder la dernière bouteille de soda, car j’en aurai bien besoin.
Le cul-de-jatte commençait à s’énerver.
— Je n’aime pas ça. C’est comme les jours de fêtes durant l’enfance, tous ces préparatifs mystérieux pour un repas un peu plus fourni et quelques jouets décolorés. Enfin, chez nous, c’était ainsi. Mais que fait-il donc ? Une minute ? Il appelle ça une minute ? Et cet endroit ? Une ferme abandonnée ? Tout à l’heure, nous allons entendre des chiens et des coups de fusil, oui. Les gens n’abandonnent jamais rien, même ici, dans l’Estramadure. Vous savez pourquoi les saucisses et le lard sont si bons ici ? Parce que les cochons mangent des vipères et des lézards. En Estramadure et entre Merida et Badajoz, il n’y a pas autre chose. Curieuse réputation, hein ? Le voyez-vous revenir ?
— Non. Il s’est réfugié dans cette grange en partie détruite. J’ai seulement vu un morceau de carton qu’il avait dû lancer dans la cour.
Chiva alluma une autre cigarette, lorgna sur la dernière bouteille de soda.
— Il mériterait qu’on la boive.
— Le voilà.
— Avec quoi ?
— Les mains vides.
Il faisait terriblement chaud entre les ruines. Le visage ruisselant de sueur. Vergara vint s’accouder au plateau. Chiva le regarda longuement, puis lui tendit la bouteille de soda. Son ami la but d’un trait, puis la balança par-dessus son épaule.
— Viens ici.
Chiva se traîna sur la plate-forme jusqu’à Vergara qui tourna le dos. Il s’accrocha à ses épaules et Vergara se mit en marche vers la vieille grange. Odile n’osa pas les suivre et attendit, le cœur battant, ne sachant pas pourquoi elle était angoissée.
Il y eut un grand silence, puis soudain elle aperçut le fauteuil roulant nickelé, et Chiva installé sur le siège qui avançait vers elle à toute vitesse en manœuvrant les grandes roues. Derrière Vergara suivait avec inquiétude le surveillant comme un gosse qui apprend à monter à bicyclette.
— Formidable, hein ! cria Chiva.
Se lançant à toute vitesse, il freina ensuite très sec en saisissant les roues à pleines mains. Le fauteuil patina, dérapa légèrement à la grande satisfaction de l’infirme.
— On peut y ajouter un moteur, n’importe où, la marque est dans toutes les grandes villes. Plus tard, on en mettra un, mais déjà c’est extraordinaire.
Vergara revint vers la jeune femme.
— Il est démontable, et, malgré les explications du marchand et celles de la notice, je n’arrivais pas à le remonter. J’ai rudement travaillé et j’avais peur.
Chiva poussait son exploration dans les recoins extrêmes de la cour, puis revenait à toute allure, l’air radieux.
— Il est d’une douceur et d’une maniabilité… Je suis sûr de pouvoir monter une grande côte sans trop de peine.
— Pour les côtes, il y a un système pour ne pas repartir en arrière.
Odile s’efforçait de maîtriser son envie de pleurer. Elle craignait par-dessus tout de le montrer.
— Tu peux balancer ma vieille caisse à roulettes et mes patins. Je ne veux plus les voir.
— Il y a une trousse d’entretien dans les sacoches, lui cria Vergara tandis qu’il repartait en direction de la route. Fais attention avant de sortir, c’est dangereux.
Chiva disparut à leurs yeux et Vergara alluma une cigarette en souriant.
— Vous avez l’air content.
— Un beau jour, non ?
— Vous aimez faire des cadeaux ?
Vergara regarda le bout de sa cigarette, et elle eut l’impression que son visage s’assombrissait.
— Ça aide beaucoup dans certaines circonstances, les cadeaux.
— Que voulez-vous dire ?
Brusquement, il jeta sa cigarette et posa ses mains sur ses épaules.
— Nous allons nous séparer bientôt. La route que nous allons prendre mène à un village perdu où il n’y a même pas le téléphone. Je me suis renseigné. Il faut parcourir dix kilomètres pour trouver le premier appareil.
Elle l’écoutait et attendait.
— Vous nous laisserez un peu de temps ?
Elle cilla.
— Celui de nous mettre à l’abri. Après… Nous verrons bien.
Faisant le premier pas, elle se colla contre lui. Étonné, il hésita.
— Dans vingt-quatre heures, tout sera différent et vous ne voudrez même plus vous en souvenir.
— Et puis ? chuchota-t-elle.
Il posa sa bouche sur la sienne, timidement d’abord, puis avec violence, l’embrassa longuement. Chiva qui revenait à fond de train, les découvrit ainsi et se mit à hurler de joie en faisant une arrivée spectaculaire.
— À ce rythme-là, tes pneus ne dureront pas longtemps, dit Vergara.
— Tu sais, je crois qu’avec un bon moteur on peut faire de la route. Et tu dis que c’est facile ?
— Très. À peine une demi-journée d’immobilisation et tu pourras repartir avec.
— Et n’importe où ?
— La marque est largement représentée et, même, nous reviendrons à Merida pour le faire mettre.
— Oui, ce ne serait pas très loin.
Odile écoutait sans comprendre. Les deux hommes avaient certainement un projet précis, mais elle ne voulait pas le savoir. Vergara déclara qu’il fallait partir.
— Grimpe là-bas, dit-il à Chiva. Je vais reculer avec la camionnette et tu pourras rentrer directement dedans.
— Il faudrait un plan incliné.
En faisant un grand détour, il se dirigea vers une sorte de quai servant autrefois à décharger les voitures à chevaux, se hissa dessus et attendit. Vergara recula lentement jusqu’à coller l’arrière contre la murette. Chiva fit glisser habilement le fauteuil dans la camionnette, le fit pivoter et recula dans un coin. Il mit le frein et sourit béatement.
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