Georges-Jean Arnaud - Les lacets du piège

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Vergara aurait voulu se boucher les oreilles pour ne pas entendre les fracas successifs de la voiture dé sport s'écrasant de rocher en rocher avant d'atteindre le fond du précipice, mais ses mains étaient encombrées des pancartes routières qu'il se hâtait d'enlever. Chiva s'impatientait déjà, installé dans son panier qu'il allait descendre à la force du poignet jusqu'à l'épave de la voiture.
En bas, le cul-de-jatte se débrouillerait. merveilleusement malgré son infirmité pour fouiller les portefeuilles, les sacs à main, entasser les jumelles, les appareils de photo et de cinéma, tous les objets de valeur.
Jadis, il y avait des gens qui envoyaient les navires se fracasser sur les côtes inhospitalières. On les appelait des naufrageurs. Vergara et Chiva étaient devenus les naufrageurs de la route.

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— Montez devant, dit-il à Odile. Je serai très bien tout seul.

Elle obéit et rejoignit Vergara.

— Dernière étape, dit ce dernier.

— C’est loin ?

— Trois bonnes heures. Nous y serons vers midi.

— Tonio…

Il la regarda en coin.

— Je n’ai pas tellement envie de retrouver mon ami et tout le reste.

— Aujourd’hui, demain, mais dans une semaine, un mois ? Lorsqu’il sera trop tard pour revenir dans votre monde ?

Tandis qu’il mettait en route, elle resta silencieuse. Il sortit de la cour, tourna à droite.

— Il y a des moments comme ça, mais je ne crois pas qu’on puisse les prolonger sans danger. Un petit verre d’alcool, c’est bon, et pourtant on ne peut pas boire sans s’arrêter. Tout est ainsi.

Il s’arrêta un peu plus loin, sortit un vieux portefeuille et l’ouvrit. L’adresse se trouvait entre les deux parties : Couvent de la Merced…

— Que regardez-vous ? demanda-t-elle.

— Rien. Rien qui vous intéresse.

On lui avait donné cette adresse en même temps qu’il achetait le fauteuil.

— Les bonnes sœurs ont bien du mérite, lui disait le marchand tout en confectionnant le paquet. Songer qu’il n’y a pas que des infirmes, mais des aliénés mentaux et des monstres… J’y suis allé plusieurs fois et je vous assure que c’est terrible.

— Vous avez l’air triste, dit Odile. Est-ce à cause de moi ?

— Oui. Tout sera totalement différent désormais.

Odile se tourna vers la portière où, depuis longtemps, manquait la vitre. Sous ses yeux, l’herbe jaunâtre des bas-côtés défilait à une allure folle, alors qu’ils ne roulaient qu’à cinquante kilomètres à l’heure. Jamais, dans la Ford Mustang, elle n’avait songé à regarder l’herbe du bord de route s’étirer en cheveux interminables. Dans la voiture de sport, elle fixait l’horizon qui se ruait avec une sorte de rage à leur rencontre, explosait silencieusement en taches multicolores qui se perdaient derrière eux.

Vergara rétrograda avec un soin extrême, mais ne put empêcher les pignons de grincer.

— La mécanique est à bout, dit-il. Savez-vous déjà ce que vous allez dire à votre ami ?

Elle secoua ses cheveux blonds.

— Je n’ai rien préparé. Je n’en ai pas envie. Quand ce sera le moment, je trouverai quelque chose ou bien je ne dirai rien du tout.

— Mais la police ?

— Je ne sais pas.

— Lui, il sera furieux, content, soupçonneux ?

Elle rit.

— Tout cela à la fois, certainement, mais je ne peux pas prévoir. D’ailleurs, ça n’a aucune espèce d’importance.

Ils roulaient dans une campagne aride et sèche que la torpeur de midi figeait encore davantage. Les lointains tremblotaient, escamotaient les sierras. Ce que la jeune femme prenait parfois pour un tas de cailloux se révélait être, lorsqu’on s’en approchait, une ferme isolée et déserte. Peut-être y avait-il quelque part derrière ces pierres sèches des yeux inquiets qui les suivaient d’un regard perplexe.

— Le plus heureux de nous trois est certainement Chiva à l’heure actuelle, dit Odile.

Vergara pâlit, porta la main à la poche de sa chemise et étreignit le portefeuille à travers le tissu léger.

— Ce fauteuil roulant, vous aviez toujours rêvé de le lui offrir un jour, n’est-ce pas ?

— Depuis que je suis gosse.

Il avala difficilement sa salive. Il faisait très chaud et sa gorge était sèche.

— Un jour, dans l’une des grandes propriétés de notre village, j’ai vu un vieux débris qui regardait ses ouvriers arroser ses pelouses. Il se promenait dans un fauteuil semblable fait de bois vernis et d’acier chromé. Un moribond plein de fric, alors que José se traînait dans les rues mal pavées avec sa caisse à savon et ses patins de bois. Vous avez vu ses doigts et les paumes de ses mains ? Pleines d’écailles.

C’est très difficile de se déplacer ainsi… Voilà.

Lorsque deux heures plus tard le village apparut à flanc de colline, ils n’avaient plus échangé un seul mot, chacun plongé dans ses pensées. La camionnette s’engagea dans le chemin mal carrossé et grimpa difficilement la dernière côte, rompit de ses pétarades tout un monde de silence séculaire.

Vergara s’arrêta sur la petite place ombragée, désigna l’auberge en face d’eux.

— Je vais vous donner un peu d’argent. Je pense que vous ne serez pas trop mal là, en attendant l’arrivée de votre ami et de la police. La Guardia Civile s’occupera également de vous.

Il prit quelques billets dans son portefeuille et les lui tendit. Odile saisit sa main et appuya sa joue contre. Puis elle lui tendit ses lèvres, se sépara brusquement de lui.

— Partez, partez vite, maintenant. Dès que je serai descendue, la comédie commencera pour moi.

Elle sauta à terre, glissa à l’arrière, écarta la bâche et vit Chiva sur son fauteuil. Elle lui fit un signe de la main, laissa retomber la bâche.

Vergara recula, fit demi-tour et se lança rapidement dans la rue en pente qui permettait de sortir de ce village. Il roula jusqu’en bas de la côte avant de s’arrêter à l’abri des regards.

Chiva le regardait avec surprise.

— Pourquoi tu t’arrêtes ?

— J’aimerais que tu finisses le voyage à mes côtés. Tu peux laisser le fauteuil. Il ne risque rien.

Il grimpa sur la plate-forme, prit Chiva dans ses bras.

— Tu as l’adresse ?

Sans répondre, il le déposa sur la banquette avant, remonta au volant.

— C’est à Merida qu’on te l’a donnée ?

— Oui.

— Le marchand qui t’a vendu le fauteuil ?

— Il connaissait bien, il y est allé plusieurs fois. D’après lui, les sœurs sont bien gentilles.

— Oh ! Te fais pas de soucis. Un mois et demi, ça passera vite. Et puis, avec mon fauteuil, je pourrai me balader. Nourri, logé et soigné, quoi de mieux ? Et puis le reste du temps pour se balader.

— La messe, les vêpres, les prières du soir ?

— Dans l’ombre fraîche de leur chapelle ? Ça ne doit pas être désagréable.

— Les autres ? Les crétins, les mal-fichus ?

Chiva se mit à rire.

— Ils ne m’impressionnent pas. Et puis, on en a connu, non ?

— Pas en si grand nombre, pas entassés les uns contre les autres. Il te faudra dormir, manger, te promener en leur compagnie. Écoute, José, il est encore temps…

— Nous devons nous séparer. Toi, tu files ensuite vers Cadix, et tu t’arranges pour vendre la marchandise un bon prix. Tu achètes un petit magasin dans une rue commerçante. Quelque chose de modeste. Même s’il n’y a qu’une arrière-boutique sans ouvertures. Que nous puissions y installer un matelas et y faire la cuisine. Tu achèteras des animaux et tu feras les installations.

Vergara n’écoutait pas.

— Cela va t’occuper plusieurs semaines. Lorsque tout sera prêt, tu attendras encore un peu. Puis tu tâcheras de trouver quelqu’un de confiance à qui laisser la boutique un jour ou deux. À propos, il vaudra mieux que tu vendes la camionnette et que tu achètes un autre véhicule. N’oublie pas de faire fabriquer un plan incliné pour que je puisse monter à l’arrière avec mon fauteuil. Tu crois que tu trouveras quelque chose de pas cher ?

— Sans difficulté. Un break, par exemple ?

Sangre de Dios, un break, ce serait bien, mais ça te coûteras horriblement cher, non ?

— Je me débrouillerai. Une fois la boutique installée, je pourrais emprunter pour la voiture. On ne refuse pas un prêt à un commerçant installé.

Chiva lui tapa sur la cuisse.

— Tu as raison. Habille-toi comme il faut. Tu dois leur montrer que tu es quelqu’un.

CHAPITRE XV

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