Il ramassa les menottes, la matraque et ferma la porte derrière lui. Dans le couloir, il s’appuya contre le mur, la tête lui tournait. Il fut même contraint de s’asseoir. Soulevant son pantalon, il vit une bosse de la taille d’une balle de golf pointer au milieu de son tibia.
En claudiquant, il regagna les étages civilisés. En haut des escaliers, Sanchez l’attendait.
— T’es blessé ? demanda le directeur.
— Non, ça va, c’est rien…
— Viens dans mon bureau. Faut qu’on parle.
Daniel se traîna jusqu’à la glacière puis s’effondra dans le fauteuil en cuir.
— Justine est venue me voir, commença Sanchez.
Le chef soupira tout en massant sa jambe. Cette furie lui avait peut-être fêlé l’os.
— Elle m’a raconté ce qui s’est passé avec Gréville. Elle voulait que je descende au cachot. Je lui ai dit que j’avais confiance en toi. Que tu savais ce que tu faisais… Tu lui as collé une raclée ?
— Oui.
— Elle est dans quel état ?
— J’l’ai pas tuée si c’est ce que tu veux savoir ! C’est plutôt moi qui me suis fait mal aux poings !
— Paraît qu’elle t’a mis un coup de pied dans les…
— Ça va, coupa le chef.
— T’as bien réagi.
— Si on n’enlève pas la nouvelle de la cellule, elle va la réduire en miettes !
— Je compte sur toi pour la raisonner.
— La raisonner ?! Demande-moi plutôt de raisonner un asile de fous !
— On lui met le contrat entre les mains, elle l’accepte ou elle morfle ! Et elle reprend les vieilles habitudes !
— À mon avis, ça suffira pas comme menace. Et attends qu’elle sache pourquoi l’autre est parmi nous ! Alors là, je lui donne pas trois heures !
— Je pense qu’on peut y arriver…
— Je croyais que tu t’en foutais qu’elles s’entretuent !
— Arrête tes conneries ! Je ne veux plus de vagues, gronda Sanchez. Ça suffit comme ça…
Un suicide et deux blessés graves dans l’incendie d’une cellule du quartier hommes le mois d’avant. Une mauvaise publicité pour l’établissement qui pouvait geler l’avancement de carrière de son responsable.
— Tu vas lui faire comprendre qu’elle n’a pas le choix. S’il faut… Double les doses de poudre.
— OK, je vais essayer, soupira Daniel.
— T’as carte blanche pour museler cette fille ! Et va te changer, y a du sang sur la manche de ton uniforme…
En sortant du bureau, Justine tomba nez à nez avec son chef. Elle recula.
— Où tu vas ? demanda Daniel.
— C’est l’heure de la promenade…
— Les filles attendront, décréta-t-il en fermant la porte. On a des choses à se dire tous les deux…
Il s’assit et, d’un signe, invita la surveillante à s’installer en face de lui.
— J’ai vu Sanchez, attaqua-t-il.
Elle ne répondit pas, le regard aimanté par le sang qui maculait le pull du chef. Le sang de Marianne.
— Qu’est-ce qui t’a pris d’aller voir le patron, hein ?
— Qu’est-ce que t’as fait à Marianne ?
— Je lui ai filé une petite correction… Pourquoi, tu as quelque chose à dire contre ça ?
Elle le fixa enfin droit dans les yeux.
— T’as pas le droit !
— Et elle ? Elle a le droit de me balancer une chaussure en pleine gueule ou de me filer un coup de pied dans les couilles pour se défouler ? Elle a le droit de martyriser une pauvre bonne femme qui tient tout juste debout ?… Tu penses que j’aurais dû faire un rapport d’incident et l’envoyer devant le prétoire, c’est ça ?
— Parfaitement !
— Eh bien, va donc lui demander si elle aurait préféré écoper de quarante-cinq jours de cachot ! Je suis sûr qu’elle te dira non…
— On n’a pas à lui demander son avis ! s’écria la gardienne. C’est la procédure ! On n’est pas là pour taper sur les détenues !
— Pourquoi tu me parles des détenues ? Marianne n’est pas une détenue comme les autres, au cas où t’aurais pas remarqué ! Avec elle, la procédure ne marche pas et ne marchera jamais… Comme si j’avais l’habitude de taper sur les détenues !
— Je sais qu’elle est dure à gérer mais on est parvenus à la maîtriser jusqu’à présent…
— Ah oui ? Et comment crois-tu qu’on ait réussi ?
Justine le dévisagea avec incompréhension.
— À ton avis, que ferait Marianne si elle n’avait pas reçu une ou deux raclées depuis son arrivée ? Que ferait-elle si elle n’avait plus de clopes pour se calmer les nerfs ?
Justine baissa les yeux. Elle soupçonnait cela depuis si longtemps…
— C’est toi qui la fournis, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est moi, répondit-il avec hardiesse. Si ça peut t’éviter une démarche inutile, sache que le directeur est déjà au courant…
Les yeux de la gardienne s’agrandirent de surprise.
— Eh oui ! Désolé de briser tes rêves de justice ! Mais c’est comme ça et ça ne changera pas…
Elle voulut quitter le bureau mais il la retint par le bras.
— Attends, j’ai pas fini… Justine, tu es une bonne surveillante, la meilleure de toutes, aucun doute là-dessus… Monique est bien trop bornée et Solange bien trop sadique ! Je pensais que toi, tu étais assez intelligente pour comprendre… Assez humaine, aussi…
— Qu’est-ce que tu lui demandes en échange de ces cadeaux, hein ?
— Quoi ? Mais rien ! Est-ce que tu insinues que…
Daniel prit une mine offensée, digne de l’Actor’s Studio.
— Pour qui tu me prends, à la fin ? Rester tranquille, voilà ce que je lui demande !
Justine regretta d’être allée si loin. Il enfonça le clou.
— Marianne n’a pas un rond. Jamais le moindre mandat. Comment pourrait-elle se payer les cigarettes dont elle a tant besoin pour tenir le coup ? Parfois même, je lui donne de la nourriture parce qu’elle crève la dalle. Tu le sais aussi bien que moi, la bouffe qu’on leur file ne suffit pas et celles qui n’ont pas de fric ne peuvent pas cantiner. Je lui fournis les petites choses qui lui rendent cet enfer plus supportable…
Justine avait envie de pleurer.
— Je lui apporte aussi une autorité masculine. Ça a son importance. Elle est jeune, pleine de vie et… privée de tout. Elle a besoin de la présence d’un homme, un peu comme un père.
Un père, ça lui filait un coup de vieux. Il se reprit bien vite.
— Ou comme un grand frère, plutôt… C’est pas moi qui ai créé ce système. Je fais ce boulot depuis dix-neuf ans, je sais de quoi je parle, crois-moi. Si je n’étais pas là, vous auriez du souci à vous faire.
Justine secoua la tête, refusant d’entendre l’évidence.
— Tu peux dire non, ça n’y changera rien ! Une fille comme Marianne, c’est une bombe à retardement. Elle a vingt ans, elle sait qu’elle va passer sa vie ici ! Aucun espoir, aucun avenir. Aucune visite, aucun courrier. Elle n’a plus rien. Un détenu désespéré, c’est une arme chargée constamment braquée sur nous. Elle, c’est même une arme de guerre ! On nous l’a refourguée parce qu’on ne savait plus quoi en faire ! Elle a déjà démoli deux gardiennes, fallait bien trouver un moyen de la tenir. C’est elle qui est venue me demander si je pouvais l’aider, figure-toi ! Elle m’a même proposé de… me payer en nature. J’ai refusé, bien sûr… J’ai trouvé ça tellement pitoyable…
— Elle a été obligée de… tomber si bas ! riposta la surveillante.
— Oui, peut-être. Mais ce n’est pas moi qui l’ai obligée ! C’est le système.
— Et la drogue ? Je suis au courant de ses crises de manque… C’est toi aussi ?
Daniel pâlit un peu.
— Oui, avoua-t-il. C’est la seule manière de la tenir…
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