— Calme-toi, Émeline, dit-il d’une voix douce. Calme-toi, je t’en prie…
Il l’attrapa délicatement par les épaules, l’attira contre lui, soulagé qu’elle accepte enfin son aide.
— On est fâchés ? murmura-t-il.
— Non ! répondit une voix d’enfant.
Plus de monstre incontrôlable : la petite fille qu’il avait connue était de nouveau là, à l’abri dans ses bras.
— Je suis désolé de t’avoir frappée, pardonne-moi… Mais j’ai eu tellement peur ! Je t’ai cherchée pendant deux heures, j’ai cru que je te retrouverais jamais… Pourquoi t’es partie ?
— Je sais pas… J’étais triste à cause de Gali…
— Moi aussi, je suis triste, ma puce… Tu sais que je l’aimais beaucoup… Mais je n’y suis pour rien, je t’assure.
C’était un mensonge. Galilée était bien mort par sa faute. Parce qu’il avait mis les pieds où il ne fallait pas. Un demi-mensonge, en vérité.
— Mais pourquoi il est mort ? C’est le feu qui l’a tué ?
— Non ! Il est mort d’un seul coup, sans souffrir… Son cœur s’est arrêté, comme ça…
Finalement, mentir est parfois utile. Il ne s’était jamais rendu compte à quel point elle adorait ce chien.
— Tu veux que je te prépare quelque chose à manger ? demanda-t-il.
— J’ai soif…
— Bouge pas, je vais te chercher à boire.
Il s’éloigna vers la cuisine et Émeline en profita pour sécher ses dernières larmes. Son parrain revint quelques minutes après avec le sourire et un grand plateau plein de victuailles.
— Tu devrais aller te laver les mains et passer un peu d’eau sur ton visage, dit-il.
Vincent grilla une cigarette ; un paquet que Servane avait oublié chez lui.
Décompresser.
Puis ils s’installèrent face à face, de part et d’autre de la table de salon. Visiblement, Émeline se remettait de ses émotions en se jetant sur la nourriture avec un appétit démesuré. Nouveau signe de son déséquilibre.
— J’aimerais qu’on parle un peu, tous les deux, dit Vincent.
— De quoi ?
— De toi… et de ce que tu voudras…
— C’est maman qui veut qu’on parle ?
— Non, c’est moi… Mais c’est vrai qu’elle est inquiète pour toi… Tu comptais aller où, tout à l’heure ?
Émeline s’enfonça dans le canapé et haussa les épaules. Puis elle se remit à pleurer. Décidément, il ne savait pas s’y prendre avec elle, ce soir.
— Tu vas raconter à maman ? Tu vas lui dire que je me suis tirée ?
— Non, je ne lui dirai rien.
— J’ai envie de mourir…
Vincent prit une énorme gifle à son tour. Pendant un instant, il resta assommé.
— J’ai envie de mourir, répéta Émeline.
Deuxième choc. Qui extirpa Vincent de sa stupeur idiote. Il contourna la table, l’attrapa par les épaules.
— T’as pas le droit de dire ça ! Je t’interdis de dire ça !
Je t’interdis de mourir. Ou même seulement d’en avoir envie.
— Tu n’es pas seule, Émeline ! Tu as ta mère et ton frère, tu as ta famille ! Et moi aussi, je suis là !
Vincent tomba à genoux, pour se mettre à sa hauteur, puis la prit carrément dans ses bras. Il aurait voulu ne pas craquer, mais ne put résister plus longtemps.
Maintenant, ils chialaient tous les deux, agrippés l’un à l’autre.
— Papa me manque !
— À moi aussi, il me manque ! C’était comme un frère pour moi.
— C’est ma faute…
— Je ne veux plus jamais t’entendre dire ça ! s’emporta Vincent. C’est des conneries ! Tu n’y es pour rien !
— Comment tu peux savoir, hein ?
— J’en suis certain, crois-moi… tu n’es pas responsable. Maintenant, il faut que tu penses à toi, à ton avenir ! Tu es si jeune… Il y a tellement de choses à faire encore. Tellement de choses à découvrir ! Tu crois que ton père aurait voulu te voir comme ça ?
Elle secoua la tête et ils essuyèrent leurs larmes mutuellement.
— Tu penses que maman est au courant pour papa et… la femme de Julien ?
— Oui. Mais ce n’est pas moi qui le lui ai dit… Elle l’a découvert par hasard. Et elle aussi, elle en souffre. Alors il faut l’aider ! Elle a besoin de toi !
— Je sais pas, avoua Émeline en secouant la tête. Elle est bizarre ! Elle… Elle ne parle presque plus… On dirait qu’elle m’en veut ! Qu’elle me déteste !
Malentendus d’amour. La mère qui croyait être rejetée par sa fille ; la fille qui croyait avoir perdu l’amour de sa mère. Et Vincent qui devait retisser un lien entre les deux.
— C’est faux ! dit-il. Elle t’aime toujours autant… Elle a des problèmes, tu sais. Elle a mal, elle aussi… Et en plus, elle doit assurer votre avenir, elle doit faire face à des tas de difficultés… C’est très dur pour elle. Il faut que tu le comprennes… Mais une chose est sûre : toi et ton frère, vous êtes ce qu’elle a de plus cher au monde… Alors ne pense jamais qu’elle ne t’aime plus.
Ils parlèrent longtemps, blottis l’un contre l’autre.
Vincent raconta son enfance et son adolescence auprès de Pierre, anecdotes souvent drôles, parfois émouvantes.
Émeline livra ses angoisses, une à une. Terreurs nocturnes, peurs d’une gamine au seuil de l’âge adulte. La mort de son père l’avait obligée à vieillir d’un seul coup et Vincent comprit que le combat n’était pas gagné. Qu’elle n’était pas sortie d’affaire. Mais il se persuada qu’elle surmonterait le drame à cette période si délicate de sa jeune existence.
Peu avant minuit, elle consentit à aller se coucher et Vincent resta dans la chambre jusqu’à ce qu’elle se réfugie dans un autre monde.
Mais lui ne trouva pas le sommeil. Il sortit sur la terrasse et écouta la nuit, bercé par le chant monotone d’un engoulevent qui s’élevait telle une prière vers l’astre nocturne.
En rentrant chez elle, Servane trouva Frédérique devant la télévision, en train de grignoter des chips et du chocolat. Curieux mélange.
— Tu as passé une bonne journée ? demanda-t-elle en décrochant les yeux de la lucarne.
— Bof, pas terrible ! soupira Servane. Contrôles routiers et une sordide histoire de vol dans un camping…
— En tout cas, tu rentres tôt, c’est cool !
— Baisse un peu le son, s’il te plaît, pria Servane. Les cloisons sont fines, ici.
Fred obtempéra et s’approcha pour la prendre dans ses bras.
— Tu vas rester combien de temps ? s’inquiéta subitement Servane.
— Je dois être à Marseille dans deux jours. J’ai un stage là-bas.
Deux jours… À peine.
Servane réalisa alors que Frédérique n’avait pas traversé la France uniquement pour la voir. Elle n’était finalement qu’une étape agréable entre Colmar et la cité phocéenne.
Mais ce n’était pas important. Ce qui importait, c’était que Fred se soit arrêtée ici. Qu’elle ait renoué le contact. Qu’elle l’ait retrouvée, jamais oubliée.
— Je vais me changer, j’ai envie de me débarrasser de cet uniforme !
— Attends, laisse-moi t’aider…
Servane ferma les yeux sous la brûlure de ces mains expertes qui lui avaient tant manqué. Se laisser faire, redécouvrir le bonheur d’être deux. Redevenir un objet de désir, de plaisir.
Oublier le froid cinglant de la solitude charnelle, effacer les blessures anciennes, le goût amer des rancœurs. Corriger les fausses notes pour retrouver l’harmonie complice de leurs corps.
L’étreinte fiévreuse les emporta jusque sur le lit, puis par terre.
Servane parvint à attraper la télécommande et remonta le son de la télévision. Juste à temps.
* * *
— T’as aimé ? espéra Vincent.
Читать дальше