Elle se laissa aller à rêver à nouveau. Plus librement. Elle risqua même, mentalement, son va-tout, comme dans les jeux télévisés : quelques mots qu’elle évitait en général d’utiliser. Les mots les plus vieux, les plus ordinaires, les plus usés du monde : grand amour, l ’ homme de ma vie, une belle histoire…
Elle était surprise de les appliquer déjà à Antoine Féraud. Un homme avec qui elle avait parlé moins d’une heure. Un psy qu’elle avait espionné en plaçant des écoutes chez lui. Un spécialiste dont elle ne savait rien et qui paraissait avoir d’autres chats à fouetter. Mais cette rapidité même faisait partie de l’histoire. Un coup de foudre…
Des cris la tirèrent de ses rêveries. Pas des cris, non. Des rires. Elle sourit, machinalement, observant les gosses qui jouaient dans le sable, tournant sur un portique, marchant d’un pas mal assuré sur les pelouses. Un enfant. Le dernier mot de sa boîte à trésors…
Jeanne avait une âme trop grave, elle le savait, mais lorsqu’on évoquait devant elle les changements physiologiques de la grossesse, les anecdotes de l’une ou de l’autre qui avait maintenant « une plus belle peau » ou au contraire « un gros cul », elle ne voyait pas l’intérêt de parler de tout ça. C’était la surface des choses.
Elle, quand elle serait enceinte, elle rejoindrait la secrète logique du cosmos. Elle accéderait à une intime compréhension de son être, alors même qu’elle s’intégrerait au mécanisme de l’univers. Elle entrerait en intelligence avec la Vie. Oui. Elle attendait, avec un vertige mêlé d’appréhension, que le sens de l’humanité la traverse. Que sa matrice entre en action pour lui offrir son plus beau rôle. Qu’un homme lui accorde son amour, sa confiance, sa dévotion, afin qu’elle les transforme en noyau vital, au fond d’elle-même. Telle était l’essence de la procréation. Un amour qui devient corps. L’esprit qui devient matière…
Le soleil avait disparu. Le ciel était noir. Un nouvel orage se préparait. Elle se leva en reniflant, au bord des larmes. Maintenant, tout lui semblait perdu. Impossible. Elle ne trouverait jamais sa moitié. Elle ne fusionnerait jamais avec un homme. Elle était la femme morcelée. Comme sa sœur, qu’on avait retrouvée démembrée dans le parking d’une gare. Ou comme cette cytogénéticienne, qui avait été égorgée, mutilée et dévorée l’avant-veille…
Elle eut un renvoi amer. Elle allait vomir. Ce fut la sonnerie de son portable qui la sauva alors que la pluie commençait à tomber. Elle fouilla ses poches, son sac, faillit manquer l’appel. Elle tremblait. Elle pensa d’abord à Féraud. Puis à la préfecture de police. On avait trouvé son cadavre. On…
— Allô ?
— Radine-toi. J’en ai un autre.
La voix de François Taine. Tendue. Fébrile.
— Un autre ?
— Un autre meurtre cannibale.
— Où ?
— A Goncourt. Rue du Faubourg-du-Temple. X earrondissement. Le substitut m’a appelé. Il savait que j’instruis les deux premiers dossiers.
Jeanne ne répondit pas. Les rouages de son cerveau s’étaient déjà enclenchés. L’évidence explosa comme un éclair.
Je crois qu’il va tuer quelqu’un cette nuit. A Paris, dans le X earrondissement.
Joachim était le tueur cannibale.
Ou plutôt l’homme-enfant à l’intérieur de lui.
Elle parvint à contenir le cri qui montait dans sa gorge pour dire :
— File-moi l’adresse.
Le temps de repasser chez elle, pour se rafraîchir et changer de fringues, Jeanne était sur les lieux à 20 heures. Non pas au 111, rue du Faubourg-du-Temple, adresse officielle de la scène de crime, mais de l’autre côté du même bloc d’immeubles, là où on pouvait accéder au réseau de cours et de bâtiments en toute discrétion, loin des fourgons de police et des gyrophares.
Ce porche n’était surveillé que par deux flics. François Taine l’y attendait.
— Qu’est-ce qu’on a ? attaqua Jeanne sans préambule.
— Une jeune femme. Égorgée. Démembrée. Dévorée. C’est le même. Aucun doute.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Francesca Tercia.
— Quel âge ?
— Plus âgée que les autres. Trente-quatre ans.
— Elle travaillait dans le domaine médical ?
— Non. Une artiste. Une sculptrice d’origine argentine.
— Où l’a-t-on trouvée exactement ? Dans un parking ?
— Non. Dans l’atelier où elle bossait. Au fond de la cour, là-bas.
— Quel genre d’artiste ?
— Plutôt spécial. En fait, c’est un atelier de reconstitution paléo-anthropologique. Ils reproduisent des hommes préhistoriques d’une manière hyperréaliste. Des machins en silicone et en poils qui foutent vraiment les jetons. Elle a été tuée parmi ces hommes de Cro-Magnon et de Néandertal.
Jeanne connaissait cet atelier, quasiment unique au monde. Elle avait lu des articles sur la femme qui l’avait créé. Elle ne se souvenait pas de son nom mais l’artiste était capable de reconstruire le visage d’un homme disparu depuis 30 000 ans, en déduisant ses traits à partir de son seul crâne fossile et en sculptant ses masses musculaires faciales en terre humide.
Elle avait une autre raison de connaître l’artiste :
— Cet atelier, remarqua-t-elle, ils n’ont pas bossé pour nous ?
— Pour nous ?
— Pour la PJ. Des reconstitutions d’après des ossements. Ils utilisent un logiciel spécifique.
— Je sais pas. La patronne est là. Tu lui demanderas.
— Et sur la victime, qu’est-ce que tu sais ?
— Rien, pour l’instant.
Taine se tenait contre le mur, près des boîtes aux lettres, les mains dans le dos. Il portait un polo Lacoste et un pantalon en toile. Il n’avait pas allumé la minuterie. Son visage était noyé dans la pénombre. Aucun moyen de deviner son état d’esprit, excepté la voix qui trahissait toujours plusieurs tendances contradictoires. Emmerdement. Excitation. Et aussi plaisir de l’avoir, elle, à portée de main. Tant qu’il y aurait des cadavres, elle rappliquerait au pas de course…
— Physiquement, insista Jeanne, elle ressemble aux autres ?
— Difficile à dire. Jeune. Brune. Bien en chair. Plutôt jolie. J’ai vu des photos… avant. Le tueur a un type, c’est clair, mais ce n’est pas non plus frappant. Peut-être les choisit-il pour une raison qu’on ne soupçonne pas et…
— Tu as vérifié les éléments que je t’avais demandés ?
— Tu avais raison sur un seul point : le tueur a volé du liquide amniotique dans les laboratoires Pavois.
— Et mon autre question ?
— Tu t’es trompée. On a les analyses ADN : le tueur est un homme. Le même à chaque fois, bien sûr.
C’est un homme, pensa Jeanne, et je connais son prénom…
— L’ADN, il ne nous apprend rien ?
— Certainement pas son identité. Le mec n’est pas fiché, comme on pouvait s’y attendre.
— Il ne souffre d’aucune anomalie génétique ? Une particularité ?
— Que dalle, un profil standard. Rien à signaler.
— C’est tout ?
Taine soupira et se décolla du mur pour commencer à faire les cent pas.
— C’est tout, répondit le juge entre ses dents. Et c’est peu. Pas la queue d’un indice. Pas d’images, pas de témoins. Personne n’a jamais vu l’une des victimes avec un mec suspect. Ni même un inconnu. Aucune trace de contacts. Ni téléphone, ni Internet. Ce mec, c’est l’homme invisible. Il s’est matérialisé, a commis son sacrifice, s’est dématérialisé. (Taine claqua des doigts.) Comme ça.
— Vous avez vraiment fouillé la vie des victimes ?
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