— Pour… pour chasser des papillons.
— Quels papillons ?
Jimmy ne répondit pas. Reverdi proposa :
— Des petits pubis tout beaux, tout chauds ?
— Quoi ? Je… je ne vois pas ce que vous voulez dire… C’est absurde.
Le Chinois ferma son cartable, tremblant. Jacques fixa ses mains dodues et eut une vision : le gros homme, plus jeune, se touchant dans les remises de papa, entouré de papillons, de scarabées, de scorpions, cueillant son plaisir en douce, parmi le fourmillement des insectes. Maintenant qu’il l’avait visualisé, il sut qu’il le tenait — le Chinois était prisonnier de son esprit. Il assena :
— Depuis les années quatre-vingt-dix et l’émergence du sida, les Malais font venir des vierges à la frontière thaïe. D’après ce que je sais, on peut déflorer une fillette pour cinq cents dollars. Pas grand-chose pour un rupin comme toi…
— Vous êtes fou.
Wong-Fat se leva mais Reverdi lui attrapa le poignet et le força à se rasseoir. Le geste avait été si rapide que le gardien n’eut pas le temps de sursauter. Jacques souffla :
— Dis-moi que ce n’est pas vrai ! Que tu ne vas pas, chaque week-end, t’enfiler des gamines. À Keroh, Tanah Hitam, Kampong Kalai. Tu dois t’en payer. Oh oui : quel pied de faire sauter ces petits berlingots, sans préservatif !
L’avocat resta silencieux. Ses yeux fuyaient, cherchant vers le sol un refuge. Lentement, Reverdi lui saisit la main, et dit en douceur :
— Tu ne dois rien regretter. Jamais.
Le Chinois releva les yeux. De grosses larmes coulaient sur ses joues.
— Tu connais cette phrase du Rinzai Roku ? « Si tu rencontres Bouddha, tue-le ; si tu rencontres tes parents, tue-les ; si tu rencontres ton ancêtre, tue ton ancêtre ! Alors seulement tu seras délivré ! » Tu dois tout assumer. Ne jamais connaître la honte, tu comprends ?
Il vit briller une lueur d’espoir dans les pupilles de Jimmy. C’était cela qu’il était venu chercher : la complicité avec le mal.
Jacques laissa passer une minute, dans un silence complet, pour lui permettre de retrouver son souffle, puis il reprit :
— À mon tour maintenant.
Le Chinois remua sur sa chaise. Il paraissait soulagé de ne plus être sur le gril.
— Lève-toi et place-toi dans mon dos.
Avec beaucoup d’hésitation, Wong-Fat s’exécuta. Le gardien se redressa ; il observait avec attention la scène. Jimmy lui fit un geste apaisant.
— Regarde ma nuque.
Il sentait l’haleine brève, oppressée, de l’homme derrière lui. Il sentait l’odeur prégnante, visqueuse, de sa transpiration. Par contraste, il savourait sa propre sécheresse. Sa peau n’exsudait pas. Ses cheveux en brosse ne collaient pas. Il appartenait au monde minéral.
— Qu’est-ce que tu vois ?
— Je… une trace.
— Quel genre de trace ?
— Un trait. Une sorte de cicatrice, où les cheveux ne poussent pas.
— Quelle forme a cette cicatrice ?
Silence. Il devinait le Chinois, penché sur sa nuque, choisissant soigneusement ses mots.
— Je dirais… une boucle, une spirale.
— Reviens t’asseoir.
Jimmy retrouva son siège, l’air plus calme. Reverdi prit sa voix la plus grave — celle qu’il prenait lorsqu’il donnait ses cours d’apnée :
— Ce n’est pas une cicatrice. Pas au sens où tu l’entends. Il n’y a pas eu de blessure externe. C’est une pelade.
— Une pelade ?
— Après un choc psychologique, les cheveux ne repoussent plus à un endroit de ton crâne. La peau conserve la marque du traumatisme.
— Quel… quel traumatisme ?
Reverdi sourit :
— Ce n’est pas la confidence du jour. Ce que tu dois comprendre, c’est qu’il m’est arrivé quelque chose, lorsque j’étais enfant. Depuis ce choc, je conserve ce dessin, inscrit sur ma peau. Une boucle qui rappelle la queue d’un scorpion.
Le Chinois était bouche bée. Sa glotte ne bougeait plus — il en oubliait d’avaler sa salive.
— N’importe qui d’autre aurait fait repousser ses cheveux pour masquer cette marque. Pas moi. Seule une blessure qu’on cache affaiblit.
Wong-Fat le fixait toujours. Ses paupières cillaient trop vite, comme s’il était ébloui par une lampe.
— Ma blessure n’est pas un signe de faiblesse. Ni une infirmité. C’est un signe de puissance, que tout le monde doit voir et accepter. Ne cache jamais rien, Jimmy. Ni tes désirs, ni tes péchés. Ton vice, ton goût des vierges, est ton empreinte sur le monde.
Reverdi marqua un nouveau silence — Jimmy était en extase. Puis il balaya l’air de ses chaînes, prenant un ton moins solennel :
— Si tu veux être mon ami, extirpe la honte de ton cœur. Et ne prends plus ce ton condescendant avec moi. Ne m’explique plus les lois de ton pays. Tu ne marchais pas encore que je plongeais déjà avec des pêcheurs clandestins, au large de Penang. Et surtout, ne me parle plus jamais de démence.
Jacques hurla :
— Warden ! (Gardien !)
Il conclut d’une voix douce — comme s’il lui tendait une mangue ouverte :
— Tu peux remporter tes cigarettes. Je ne fume pas.
Il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait dans sa bibliothèque.
Il tentait maintenant sa chance aux archives du Limier. C’était un lieu immense, labyrinthique. Le groupe d’édition propriétaire du journal avait racheté plusieurs stocks d’anciens journaux, remontant jusqu’au début du XX esiècle. En apparence, ces couloirs tapissés d’armoires métalliques semblaient abriter des contrats d’assurance ou des dossiers de Sécurité sociale. Ils dissimulaient en réalité une grande part des crimes de l’humanité — meurtres, viols, incestes. Toutes les turpitudes imaginables étaient là, soigneusement classées par années, numéros et catégories.
Marc était souvent venu travailler ici, surtout lorsqu’il rédigeait la rubrique « Les dossiers noirs de l’histoire » — des pages spécifiques du Limier , consacrées aux crimes du passé. Aux côtés des archives proprement dites, il y avait une salle de travail où étaient installés plusieurs bureaux et un distributeur de café. Une vraie bibliothèque.
Mais l’élément clé de toute recherche était l’archiviste « maison », Jérôme, qui semblait avoir été acheté avec les stocks. Marc ignorait son nom de famille. L’homme s’exprimait comme s’il avait vécu, personnellement, tous les procès et enquêtes remisés ici. Pas un nom, pas une date ne lui échappait. Physiquement, il frisait la caricature. Sans âge, sans signe distinctif, il portait, en toutes saisons, plusieurs pull-overs agglutinés les uns sur les autres. Un millefeuille de laine et de nylon. À la question de Marc, Jérôme l’avait orienté sans la moindre hésitation.
Tout en longeant les allées de fer, en ce lundi matin, Marc songeait au week-end qu’il venait de passer. Il n’avait pas cessé de penser à Jacques Reverdi. Tueur compulsif. Bête féroce. Séducteur. Homme à femmes… Les mots prononcés par Erich Schrecker et la petite Cambodgienne lui tournaient dans la tête. Sans doute avaient-ils raison, mais il était persuadé que personne, pour l’heure, ne connaissait la vérité sur l’homme et ses actes.
Le vendredi, il avait bâclé un nouvel article, développant plutôt l’affaire du Cambodge, en 1997. Mais déjà, il se moquait d’écrire un papier intéressant ou de débusquer un scoop pour Verghens. Une conviction montait en lui, inexorable. Jacques Reverdi était une incarnation du Mal, poursuivant un but secret. Un de ces diamants purs que Marc cherchait depuis si longtemps. Un tueur qui possédait, grâce à sa pratique spirituelle, un vrai regard sur sa névrose et pouvait donner à voir, comme en transparence, le visage du Crime.
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