Plus question du moindre calcul. Avec des gestes de robot, il s’achemina vers l’alvéole suivante. Ses vêtements trempés pesaient des tonnes. Anaïs ? Il fut tenté de lancer un regard par-dessus son épaule mais se retint. Aucun doute : Toinin avait les moyens de l’observer — de savoir s’il respectait le marché.
Quatrième hangar. Il passa. Sa nuque brûlait. Ses yeux pleuraient. Et le reste du corps tremblait de froid. Avait-il toujours le dossier dans son pantalon ? Il ne savait pas à quoi il tenait le plus : ce document ou la vie. En réalité, c’était la même chose.
Cinquième hangar. Le doute revint le saisir. Anaïs suivait-elle ? La panique monta en lui. Toinin avait pris la fuite, la gardant en otage — et il jouait son jeu en s’éloignant sans se retourner. Il allait vérifier mais s’immobilisa. Non. Il ne ferait pas l’erreur d’Orphée…
Il parvenait au sixième hangar quand le grondement roula sous le toit. L’eau était déjà là, à quelques mètres, se ruant dans l’espace. Il s’accroupit dos au mur. La vague le chercha, s’insinua dans le moindre recoin mais il tint bon, accroché au béton. Dès que l’onde reflua, il plongea dans son sillage et poursuivit sa route. À peine eut-il franchi les vingt mètres supplémentaires qu’un nouveau rouleau s’abattit dans son dos. Anaïs devait être de l’autre côté. Ou dessous . Tenait-elle le choc ? Réussissait-elle à se cramponner à la rambarde avec ses poignets attachés ? Un regard… Juste un regard…
La vague l’empêcha de se retourner. Les flots moussèrent, montèrent, virevoltèrent autour de lui, le submergeant encore. Il sentit le dossier qui lui échappait, arraché par la puissance du courant. Il tendit un bras mais se ravisa aussitôt. Il avait besoin de ses deux mains pour se cramponner. Quand l’eau se retira, il comprit qu’il ne lui restait plus que son souffle, et c’était déjà beaucoup.
Il s’élança vers le hangar suivant. Il avait perdu le fil. Septième ? Neuvième ? Était-il parvenu au bout de la base ? Anaïs. Il n’avait qu’une chance sur trois de gagner. Soit elle était sur ses pas, il ne se retournait pas et ils s’en sortaient tous les deux. Soit elle n’était pas derrière lui et il avait déjà perdu. Soit elle était là et il commettait l’erreur de lui lancer un coup d’œil. Un bref et simple coup d’œil…
Soudain, il réalisa ce qu’il voyait devant lui : un mur fermé. Il n’y avait plus d’autre hangar… Il était parvenu à destination. Il baissa les yeux vers les quais et aperçut la porte entrouverte, au bas de l’escalier. Toinin n’avait pas menti. L’issue était là, à quelques mètres sous ses pieds. Il ne restait plus qu’à descendre et à s’enfuir.
Mais cette plongée allait être dantesque. Impossible de ne pas aider Anaïs… De ne pas franchir à deux les derniers mètres… Il se retourna et découvrit la jeune femme, à l’autre bout de la passerelle. Il vit ses yeux sombres, sa peau blanche — il se souvint de la première fois qu’il l’avait vue. Le cri. Le lait. Alice au pays des cauchemars…
Kubiela comprit qu’il avait échoué. Exactement comme dans la légende. À cet instant, le tueur jaillit derrière Anaïs. Il portait son masque. Le visage tiré d’un seul côté, la bouche comme une scie circulaire. Il était enfoui dans un manteau à poils longs, rappelant les paletots des bergers d’Anatolie. Il brandissait une arme barbare, bronze frappé ou silex taillé.
Il se précipita mais il était trop tard. Toinin abattit sa hache. Avant que le tranchant n’atteigne le crâne d’Eurydice, une masse aveugle se rua sur la passerelle. L’océan emporta le bourreau et sa victime en un seul mouvement.
Kubiela n’eut qu’un millième de seconde pour se dire ceci : la vague avait la taille d’une maison. Aucun homme, aucun dieu n’aurait pu résister à ces milliers de mètres cubes d’eaux furieuses… Il fut balayé à son tour. Bascula par-dessus le parapet et sombra, tête à l’envers, dans le néant.
Au fond du bouillonnement, Anaïs perdit ses bras et ses jambes, sans la moindre douleur. Elle flottait, s’agitait, se tordait mais n’obtenait aucun résultat. Elle se dissolvait dans la vague. Se fondait en elle. Devenait fluide, longue, lisse…
Soudain, elle vit les daguerréotypes. Ceux que Toinin lui avait montrés avant de l’endormir. Ils étaient à la fois clairs et sombres. À travers ce contraste, les victimes la regardaient. Le Minotaure. Icare. Ouranos… Leurs visages figés scintillaient dans l’eau comme des algues luminescentes. Les héros d’un monde de dieux et de légendes. Elle pensa, ou crut penser : « Je suis morte. » Puis l’instant d’après : « Je rêve. »
La vague balaya les images. Anaïs se sentit soulevée, retournée, jetée à terre. Puis traînée sur des angles de béton dans un fracas d’écume. Elle essaya de comprendre. La mer l’avait aspirée, attirée hors du bunker, puis l’avait propulsée quelques mètres plus haut, sur une surface plane et dure. Le toit de la base . Elle était sortie du piège, par la manière forte.
Sa première pensée fut pour Freire. Où était-il ? Elle l’avait suivi sur la coursive, à travers la violence des vagues. Elle s’était accrochée tant bien que mal. Freire ne s’était pas retourné. Il avait tenu parole. Elle l’en remerciait mentalement. Toinin était sur ses pas, épiant son Orphée, mauvais génie assoiffé de sang, prêt à apporter le dénouement attendu au mythe. À la dernière seconde, Freire avait craqué. Il l’avait regardée. Elle avait encore dans les yeux sa stupeur, sa détresse alors qu’il comprenait son échec…
La vague éclata en fin de course contre une paroi de béton. Les bulles se transformèrent en mille étoiles sous son crâne. Sans savoir comment, elle fut debout. Elle avait retrouvé son corps, sa force, ses membres. L’eau, qui était encore il y avait un instant aussi dense que la pierre, s’était transformée en une mare à ses pieds, reculant en s’amenuisant, dans un bruissement d’écume.
Elle tenta de se repérer. Elle était bien au sommet de la base sous-marine, encadrée par de hauts murs de béton, comme si la terrasse était divisée en compartiments. Sans doute un système d’amortissement pour éviter le contact direct des bombes, à l’époque des attaques alliées. Bizarrement, des arbres poussaient entre ces blocs minéraux — le lieu ressemblait à une prison abandonnée dans la jungle.
Elle se mit à longer le mur, écartant les branches, recevant des fragments d’écorce arrachés. Où était le tueur ? Quelque part dans ce labyrinthe. Elle avait toujours les mains entravées par le collier de nylon. Elle titubait, cherchant son équilibre. Autour de ses chevilles, la prise de l’eau était aussi coupante que le lacet autour de ses poignets. Elle devait agir vite. Trouver la sortie. Trouver une échelle. Descendre sur le quai. Déjà, au loin, la mer reprenait son élan pour mieux s’abattre.
À la faveur d’un angle, elle découvrit une issue. Une autre partie du toit s’ouvrait, plat comme un parvis, fissuré comme une terre de séisme. Elle tendit le regard à gauche et aperçut les bassins, les cargos chahutés, les remorqueurs aux lumières clignotantes. Sans réfléchir, elle prit la direction opposée. S’éloigner de l’eau. Retrouver les parkings et les entrepôts.
Elle tomba dans une flaque. Se releva. Elle n’était qu’à une trentaine de mètres du bord du toit quand la vague s’abattit, la propulsant en avant. Elle crut qu’elle allait passer par-dessus bord mais à quelques mètres du vide, la même force la tira en arrière, la ramenant à son point de départ.
Anaïs en resta suffoquée. C’était une violence pleine, grave, qui jouait avec elle. En se recroquevillant, elle parvint à ralentir sa course contre le sol, au point de sortir la tête de l’eau. L’air libre. Ses lèvres collées l’empêchaient de respirer par la bouche. Elle souffla de toutes ses forces par les narines. Des ruisseaux salés lui brûlaient les sinus. Ses oreilles bruissaient comme des coquillages. Il fallait qu’elle rejoigne la bordure et qu’elle repère une échelle avant que la vague ne revienne et ne la propulse dans les airs. Le jeu était à double tranchant. L’extrémité du toit pouvait à la fois lui offrir son salut et une mort certaine.
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