200 kilomètres à parcourir encore et il éprouvait la sensation de filer droit dans la gueule du monstre. Devait-il s’arrêter ? Se planquer au fond d’une chambre d’hôtel en attendant une accalmie ? Impossible . Le ton de la Voix se passait de commentaire. En écho, les questions revinrent lui fouetter l’esprit. Qui était le tueur ? Comment avait-il pris Anaïs en otage ? Quand était-elle sortie de prison ? Avait-elle continué son enquête et mis les pieds où il ne fallait pas ? Quel marché allait lui proposer l’assassin ? Et surtout : où avait-il déjà entendu cette Voix ?
Il dépassa Tours et s’orienta vers une station-service. L’auvent du site tremblait sur ses piliers. Les panneaux avaient été arrachés. Le long du parking, les conifères bouillonnaient à l’horizontale, frange d’écume noire et furieuse. Seules les pompes semblaient solidement plantées dans le bitume. Il avait assez d’essence pour parvenir à La Rochelle mais il voulait reprendre contact avec le monde humain.
Il s’était trompé d’adresse. Pas une voiture stationnée. Pas une silhouette dans le supermarché encore éclairé. Pilant devant les vitres qui tremblaient, il aperçut enfin quelques personnes en tenue rouge, tablier pour les femmes, combinaison pour les hommes. Ils pliaient bagage avec précipitation.
— Vous êtes malade de rouler encore ? lui demanda une femme quand il entra.
— La tempête m’a surpris sur la route.
Elle fermait sa caisse derrière le comptoir.
— Vous avez pas entendu les avertissements à la radio ? C’est l’alerte rouge.
— Je dois continuer. Je vais à La Rochelle.
— La Rochelle ? Vous voyez comment ça souffle ici ? Vous imaginez sur la côte ? À l’heure qu’il est, tout doit être submergé…
Kubiela n’entendit pas la fin de la phrase. Pas besoin d’une Cassandre pour se motiver. Il reprit la route dans la peau du héros mythologique qui ne peut échapper à son destin.
À trois heures du matin, il gagna la N11. Il avait mis six heures pour couvrir les 450 kilomètres qui séparent Paris de La Rochelle. Pas mal. Le temps qu’il se réjouisse, la pluie survint. D’un coup, l’averse ratura le paysage, comme pour l’effacer, l’annuler. Les giclées d’eau fouettaient ses vitres, cinglaient son capot, jaillissant de partout à la fois, d’en haut mais aussi d’en bas.
Il ne voyait pas les panneaux. Il songea au GPS mais n’imaginait pas s’arrêter, chercher le mode d’emploi, programmer l’engin… Autour de lui, tout paraissait dissous, disloqué, liquéfié. Il pensait être seul au monde quand il croisa d’autres phares. Cette vision le rassura mais le sentiment ne dura pas. Les voitures chassaient par l’arrière, dérivaient sur les bas-côtés, partaient en tête-à-queue. Les hommes avaient perdu le contrôle du réel.
Soudain, un panneau LA ROCHELLE 20 KMs’envola comme une aile de fer et vint percuter son capot. Kubiela s’en tira avec une fissure dans le verre feuilleté de son pare-brise. Des branches, des pierres frappaient son toit et son capot. Il avançait toujours. La nuit s’était transformée en maelström de fragments et de déchets.
Enfin, par miracle, la ville apparut. Des lumières flottaient à intervalles réguliers. Les maisons tremblaient sur leurs fondations. Les toitures claquaient. Parfois, des humains affolés jaillissaient. Des familles tentaient de consolider une antenne satellite, de protéger les vitres d’une voiture, de fermer des volets… Courageux mais inutile : la nature reprenait tout.
Sur le siège passager, le portable sonna. Dans le raffut, c’est à peine s’il l’entendit. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour décrocher.
— Allô ?
— Où es-tu ?
— À La Rochelle.
— Je t’attends à la base sous-marine de La Pallice.
La Voix résonnait maintenant comme dans une église. On percevait derrière elle un fracas sourd, sur un rythme lancinant. La respiration de la mer furieuse.
— C’est quoi ?
— Un bunker, près de l’entrée du port de commerce. Tu peux pas le rater.
— Je ne connais pas La Rochelle !
— Démerde-toi. Longe le bâtiment, côté est. La dernière porte sera ouverte, au nord. Je t’attends.
Il continua tout droit et atteignit le Vieux-Port. La première chose qu’il vit distinctement fut un panneau d’affichage électronique qui scintillait : « AVIS DE TEMPÊTE À 22 HEURES. RENTREZ CHEZ VOUS. »Il suivit un boulevard puis longea un bassin qui devait être un port de plaisance. Les coques des bateaux s’entrechoquaient. Les mâts croisaient le fer. Plus loin, des vagues de plusieurs mètres se fracassaient sur les quais.
Kubiela n’avait jamais vu ça. Le vent, la mer et la nuit se disputaient la ville à grands coups de gifles et de morsures. Les flots avalaient les berges, la chaussée, les trottoirs. Il roulait toujours. Comment trouver la base sous-marine ? Par déduction, il se dit qu’il devait longer les bassins. Il trouverait peut-être un panneau, une indication. À cet instant, dans une respiration d’essuie-glaces, il aperçut l’inconcevable : trois silhouettes qui marchaient contre le vent, de l’eau jusqu’aux genoux.
La vision disparut. Peut-être délirait-il… Au même moment, sa voiture chassa et vint buter contre un trottoir. Le choc lui donna l’impulsion. D’un coup d’épaules, il ouvrit sa portière et fut aussitôt aspiré par un tourbillon brûlant. Il avait oublié la chaleur et c’était le plus terrifiant. Le monde était en surchauffe. Le noyau central de la planète allait exploser.
Il n’avait pas rêvé. Trois pékins s’éloignaient, mains dans les poches, arc-boutés contre les rafales. Il marcha vers eux, avançant presque à l’horizontale. Les réverbères oscillaient aussi fort que les mâts des navires. Les câbles électriques sautaient comme des cordes de guitare. Sous ses pas, la terre glissait, fondait, se dissolvait : elle était rendue à la mer.
— Ho ! S’il vous plaît !
Ils n’étaient qu’à une vingtaine de mètres mais semblaient hors de portée. Il accéléra son pas d’équilibriste. Deux hommes les mains dans les poches. Une femme qui luttait pour conserver son sac. Engloutis par des capuches.
— S’il vous plaît !
Kubiela parvint à saisir l’épaule d’un des hommes. Le gars ne parut pas surpris — il s’attendait plutôt à recevoir un réverbère ou une bôme sur la tête.
— Je cherche la base sous-marine de La Pallice.
— Vous êtes cinglé. C’est au port de commerce. Tout doit être sous l’eau là-bas.
— C’est loin ?
— Vous lui tournez le dos. Au moins trois bornes.
— Je suis en voiture.
— En voiture ?
— Donnez-moi la direction.
— Prenez l’avenue Jean-Guitton. Toujours tout droit. À un moment, y aura un panneau « Port de commerce ». Suivez-le. Vous tomberez sur La Pallice. Mais franchement, ça m’étonnerait que vous arriviez jusque-là.
L’homme continua à parler mais Kubiela avait déjà tourné les talons, retournant péniblement à sa voiture. Elle n’était plus là. Les mains en visière, il l’aperçut à une cinquantaine de mètres, parmi d’autres, dans une compression digne de César. De l’eau à mi-jambe, il rejoignit la portière passager — l’autre était inaccessible —, l’ouvrit et se glissa à l’intérieur. Contact. Le moteur n’était pas noyé. À force de manœuvres, il se sortit de l’imbroglio de tôles.
Il roula plusieurs minutes dans une artère serrée d’arbres et de pavillons qui l’abritaient du vent. Le panneau apparut enfin : PORT DE COMMERCE. Il braqua à droite. D’un coup, le paysage changea. Des citernes, des sites industriels, des voies ferrées, et la tempête de retour en force. Il dérapait par l’arrière, par l’avant, glissait dans les flaques crépitantes. Au moment où il pensait ne plus avancer, deux remparts de terre s’élevèrent de part et d’autre de la route. Un gigantesque chantier de terrassement le protégea sur plus d’un kilomètre.
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