L’assassin s’arrêta à quelques pas de la captive. Il lâcha son chariot et tendit le bras vers elle. Kubiela crut qu’il allait arracher la cagoule. Au lieu de ça, il lui remonta les manches. Les marques d’automutilations barraient sa chair ruisselante.
Dans un flash, Kubiela revit leur brève soirée à Bordeaux :
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu’on ouvre ma bouteille ?
Anaïs avait les poignets entravés par un collier Colson. Elle parut se réveiller. Elle s’agita mollement. Chacun de ses gestes trahissait l’épuisement, la faiblesse — ou la came.
— Tu l’as droguée ?
— Un simple sédatif.
— Elle est blessée ?
— Non.
Kubiela ouvrit sa veste, révélant sa chemise tachée d’hémoglobine :
— Et ça ?
— Ce n’est pas son sang.
— À qui est-il ?
— Qu’importe ? Le sang, ce n’est pas ça qui manque.
— Sous la cagoule, elle est bâillonnée ?
— Elle a les lèvres collées. Une glu chimique très efficace.
— Salopard !
Il bondit. L’homme braqua sa flamme :
— Ce n’est rien. Elle pourra se faire soigner quand vous sortirez d’ici.
— Parce que nous allons sortir ?
— Tout dépend de toi.
Kubiela se passa la main sur le front : les embruns et la sueur se mélangeaient sur sa peau en une boue salée.
— Qu’est-ce que tu veux ? capitula-t-il.
— Que tu m’écoutes. Pour commencer.
— J’ai connu ta mère dans un dispensaire, en 1970. Je dirigeais un service d’accueil, à mi-chemin entre l’assistance sociale et la psychiatrie. Avec son mari, Francyzska s’était enfuie de Silésie. Ils n’avaient pas un sou. Andrzej bossait sur des chantiers. Francyzska gérait ses troubles mentaux. On a dit plus tard que c’était sa grossesse qui l’avait rendue folle, mais c’est faux. Je peux te dire qu’elle était déjà malade avant toute l’histoire…
— De quoi souffrait-elle ?
— Elle était à la fois bipolaire, schizophrène, dépressive… Tout ça à la sauce catho.
— Tu l’as soignée ?
— C’était mon boulot. Mais surtout, elle m’a servi pour mes expériences.
Son sang se glaça :
— Quelles expériences ?
— Je suis un pur produit des années 70. La génération des psychotropes, de l’anti-psychiatrie, de l’ouverture des asiles… À l’époque, on pensait que la chimie était le seul avenir pour notre discipline. On allait tout guérir par les drogues ! Parallèlement à mes activités de psychiatre, j’ai monté un labo de recherche. Pas grand-chose. Je n’avais aucun moyen. J’ai pourtant découvert une molécule, presque par hasard. L’ancêtre de la DCR 97, que j’ai réussi à synthétiser.
— La quoi ?
— La molécule du protocole Matriochka.
— À l’époque, que soignait-elle ?
— Rien. Elle favorisait seulement l’alternance des humeurs, des pulsions… Une espèce de bipolarité renforcée.
— Tu… tu l’as injectée à Francyzska ?
— Pas à elle. À ses fœtus.
La logique souterraine de toute l’histoire. Les jumeaux dont les tempéraments étaient si distincts étaient déjà des cobayes. Ils représentaient des esquisses des expériences à venir.
— Les résultats étaient extraordinaires. Encore aujourd’hui, je ne peux expliquer ces effets. La molécule n’avait pas modifié le patrimoine génétique des embryons mais leur comportement, dès la vie intra-utérine. Les pulsions négatives surtout étaient localisées chez un seul enfant. Un être hostile, agité, agressif, qui cherchait à tuer son frère.
Kubiela était abasourdi.
— J’aurais voulu faire naître les deux enfants mais c’était physiquement impossible. Les gynécologues ont donné le choix aux parents : sauver le dominant ou le dominé. Francyzska a bien sûr choisi le maillon faible. Toi. Elle pensait que tu étais un ange, un innocent. Pures conneries. Tu n’étais qu’un des éléments de mon expérience.
Obscur soulagement : il était donc bien le jumeau blanc.
— À partir de là, ton développement ne m’intéressait plus. J’ai stoppé les injections. J’ai interné Francyzska dans un institut où j’avais une consultation. Les années ont passé. J’ai revu Andrzej qui m’a expliqué que tu souffrais de cauchemars, de pulsions agressives incompréhensibles. Je t’ai interrogé. J’ai découvert que le jumeau noir continuait à vivre en toi. Ce que ma molécule avait séparé, ta psyché l’avait synthétisé. Dans un seul esprit !
— Tu m’as soigné ?
— Pourquoi ? Tu n’étais pas malade. Tu étais le prolongement de mes recherches. Malheureusement, ta force de caractère était en train de te sauver. Tu réussissais à maintenir le fantôme de ton frère au fond de ton inconscient.
Kubiela se plaça du point de vue délirant de Toinin :
— Pourquoi tu ne m’as pas injecté de nouveau ta molécule ?
— Parce que je n’ai pas pu, tout simplement. Andrzej se méfiait de moi. Malgré mon aide — c’est moi qui ai payé le pavillon à Pantin —, il me tenait à distance. Il a même tenu à me rembourser la maison ! Puis il a réussi à faire transférer Francyzska à Ville-Évrard, hors de ma portée.
— Il avait compris tes trafics ?
— Non. Mais il sentait que quelque chose ne cadrait pas. L’instinct du paysan. Entre-temps, il avait aussi obtenu la nationalité française. Il se sentait plus fort. Je n’ai rien pu faire. Sans compter qu’Andrzej était un colosse. La force physique : on en revient toujours là.
— Qu’est-ce qui m’est arrivé ensuite ?
— Aucune idée. J’ai abandonné ton cas et je me suis concentré sur d’autres travaux. M’inspirant de ton évolution, j’ai cherché un produit qui pourrait provoquer une fission dans un cerveau adulte, compartimentant plusieurs personnalités.
— La molécule de Mêtis.
— Tu vas trop vite. J’ai passé plus d’une dizaine d’années à travailler en solitaire, sans moyens, sans équipe. Je n’avançais pas. Il a fallu attendre les années 90 pour que Mêtis s’intéresse enfin à mes travaux.
— Pourquoi ?
— Simple effet de mode. Mêtis explosait sur le marché des anxiolytiques, des antidépresseurs. Le groupe s’intéressait à toute molécule ayant un effet inédit sur le cerveau humain. Je leur ai parlé de la DCR 97. Elle ne s’appelait pas encore comme ça. Elle n’existait même pas dans sa version… définitive.
— Ils t’ont donné des moyens ?
— Raisonnables. Mais j’ai pu affiner mes expérimentations. Synthétiser un produit qui provoquait une réaction en chaîne dans l’esprit humain.
— Ce produit, comment ça marche exactement ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne peux expliquer son principe actif. En revanche, j’ai longuement observé ses effets. Tout se passe comme une fission nucléaire. La mémoire éclate à la manière d’un noyau atomique. Mais le cerveau humain a sa propre logique. Une sorte de loi de la gravité qui fait que les désirs, les pulsions, les fragments de mémoire ont naturellement tendance à se regrouper entre eux pour reconstituer un nouveau moi.
Kubiela comprit qu’à travers ses propres recherches sur les jumeaux ou les personnalités multiples, c’était cette loi de la gravité qu’il recherchait.
— Tu as fait des essais cliniques ?
— C’était le problème. Mes travaux exigeaient du matériel humain. Impossible d’expérimenter une telle molécule sur des rats ou des singes. Or, Mêtis est un groupe puissant mais pas au point de tester n’importe quoi sur n’importe qui.
— Donc ?
— Ils m’ont permis d’ouvrir une clinique spécialisée. J’ai commencé à travailler sur des aliénés. Des êtres dont la personnalité souffrait déjà d’instabilité. Entre mes murs, je pouvais travailler plus librement. Les protocoles étaient secrets, entièrement financés par Mêtis.
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