— Je ne sais pas si j’ai subi un nouveau traumatisme mais j’ai perdu à nouveau la mémoire. Je me suis retrouvé clochard à Marseille et je suis devenu Victor Janusz. En novembre 2009.
Toinin s’enflamma d’un coup :
— Tu étais notre meilleur sujet ! Une fugue tous les deux mois ! Je n’arrêtais pas de leur répéter. La molécule avait sur toi un effet sidérant. (Il brandit un index.) Tu étais le patient parfait pour étudier le cheminement de la fission. (Sa voix s’éteignit.) Mais il était trop tard. Plus question de recherches, de programme…
— Les tueurs à mes trousses ont cette fois payé des zonards pour m’abattre.
— Je ne connais pas les détails mais je devais de nouveau agir pour te sauver.
— Alors tu as tué Icare.
— Pour rester dans la note mythologique. J’ai tout fait pour que tu te fasses arrêter.
— Tu m’as encore donné rendez-vous ?
— Je t’ai retrouvé à Marseille. Je t’ai fixé rendez-vous à la calanque de Sormiou, te promettant des informations capitales sur tes origines. J’ai à nouveau appelé les flics. Sans le moindre résultat. C’est à désespérer de payer ses impôts.
— J’ai perdu la mémoire à nouveau. Quelque temps plus tard, je suis devenu Mathias Freire.
— Tu as acquis une sorte d’expérience dans la fugue psychique. Ton nouveau personnage était parfait. Tu as réussi à te faire embaucher dans cet hôpital de Bordeaux, avec de faux papiers. Les hommes chargés de t’éliminer ont mis plus d’un mois à te retrouver. On m’a informé de ta nouvelle identité. On voulait savoir si tu avais repris ton enquête, interrogé d’autres psychiatres, ce genre de choses. J’ai passé des coups de fil. On était à la fin du mois de janvier. Tu étais complètement investi dans ton nouveau personnage. Le plus proche, finalement, de l’homme que tu es vraiment. J’ai expliqué que tu ne présentais aucun danger mais les comptes devaient être soldés.
— Tu as décidé de tuer encore à Bordeaux.
— J’ai voulu frapper un grand coup. Le Minotaure ! Cette fois, j’ai laissé tes empreintes dans la fosse de maintenance. J’étais certain que les flics finiraient par faire le lien avec Victor Janusz. Tu avais été arrêté à Marseille. Là-bas, ils se souviendraient de l’assassinat d’Icare. Tu serais arrêté pour la série des meurtres mythologiques. Tu subirais un examen psychiatrique. Avec ta mémoire en miettes, tu serais déclaré irresponsable.
— Il n’y avait pas plus simple pour me mettre à l’abri ? M’accuser d’une faute mineure ? M’interner pour maladie mentale ?
— Non. Tu devais être incarcéré dans une Unité pour malades difficiles. Hors de portée des tueurs. Je me serais débrouillé pour t’approcher et t’étudier encore. Personne n’aurait jamais cru à tes délires. Peu à peu, l’affaire aurait été oubliée. Et j’aurais pu continuer mes expériences sur ton esprit.
La folie de Toinin avait sa propre logique. Mais quelle en était la conclusion ? Peut-être cet instant même. Hors du temps, hors de l’espace, au fond d’un bunker. Peu importait l’issue, il voulait une réponse pour chaque énigme :
— Tu as tué tes victimes d’une overdose d’héroïne. Où as-tu trouvé cette drogue ?
— Je l’ai fabriquée. L’héroïne est un dérivé de la morphine, qui coule à flots dans ma clinique. Cela fait trente ans que je synthétise des molécules. Raffiner de l’héroïne était un jeu d’enfant.
— Parle-moi de Patrick Bonfils. Que faisait-il à la gare de Bordeaux ?
— Un problème collatéral. Bonfils appartenait à la première génération des patients. Il s’était stabilisé dans son personnage de pêcheur et plus personne ne pensait à lui. Mais il s’interrogeait sur ses origines. Il voulait comprendre. Ses pas l’ont guidé jusqu’à ma clinique en Vendée, où il avait déjà fait plusieurs séjours. J’ai programmé une intervention pour lui retirer l’implant après lui avoir injecté une dose massive de la molécule. De cette façon, je lui sauvais la vie.
— Mais il perdait tout. Ses souvenirs. Sa compagne. Son métier.
— Et alors ? Quelques heures avant l’intervention, il a paniqué. Il a pris la fuite en blessant plusieurs infirmiers.
— Avec un annuaire et une clé à molette.
— La suite est presque comique. Bonfils s’est caché dans une camionnette — précisément celle que j’utilise pour mes sacrifices. C’est ainsi que je l’ai emmené, sans le savoir, jusqu’à Bordeaux. Il m’a suivi sur les voies ferrées. Nous nous sommes battus dans la fosse. J’ai réussi à le piquer. Je l’ai abandonné dans une baraque le long des rails.
L’édifice tenait à peu près debout mais il manquait la pièce principale :
— Pourquoi t’acharner à me sauver la vie ? Simplement parce que je suis ton meilleur cobaye ?
— Si tu poses la question, c’est que tu n’as pas compris l’essentiel. Pourquoi à ton avis j’ai choisi les mythes d’Ouranos, d’Icare ou du Minotaure ?
— Aucune idée.
— Chaque fois, l’histoire d’un fils monstrueux, maladroit ou destructeur.
L’océan lui parut gronder plus profondément. Les vagues s’élever plus haut, plus fort. Le bunker allait finir par être arraché de ses bases. De ce tourbillon, jaillit soudain une vérité stupéfiante :
— Tu veux dire…
— Tu es mon fils, François. À l’époque de mon dispensaire, j’étais un sacré sauteur, crois-moi. Toutes mes patientes y sont passées ! Parfois, je les avortais. D’autres fois, je pratiquais des expériences sur les fœtus. J’injectais mes molécules et je voyais ce que ça donnait. On n’est jamais mieux servi que par soi-même !
Kubiela n’entendait plus. La dernière poupée russe se brisait entre ses doigts. Il fit une dernière tentative pour échapper au cauchemar ultime.
— Pourquoi je ne serais pas le fils d’Andrzej Kubiela ?
— Regarde-toi dans une glace et tu auras la réponse. C’est pour ça qu’Andrzej a coupé les ponts avec moi quand tu avais huit ans. À cause de cette ressemblance. Je pense qu’il avait compris mais il t’a élevé comme son véritable fils.
Maintenant, toute l’histoire prenait un autre sens. Jean-Pierre Toinin se prenait pour un dieu. Il voyait son fils comme un demi-dieu, à la manière d’Héraclès ou de Minos. Un fils qui lui avait constamment échappé, qui avait cherché à détruire son œuvre. Un fils maladroit et destructeur. Il était le Minotaure de Toinin, sa progéniture cachée et monstrueuse. Il était son Icare, qui voulait voler trop près du soleil. Son Cronos qui cherchait à le tuer en détruisant sa puissance…
Le vieil homme s’approcha et attrapa la nuque de Kubiela :
— Ces meurtres sont des hommages, mon fils. D’ailleurs, je possède des images uniques de…
Il s’arrêta : Kubiela avait dégainé et enfonçait son CZ dans les plis du ciré.
Toinin sourit d’un air indulgent :
— Si tu fais ça, elle mourra.
— Nous mourrons tous de toute façon.
— Non.
— Non ?
Kubiela relâcha son doigt sur la détente.
— Je n’ai pas l’intention de vous tuer. Vous pouvez survivre.
— À quelle condition ?
— Jouer le jeu dans les règles.
— Pour sortir d’ici, il n’y a plus qu’une issue. À l’autre bout de la base, sur la façade sud. Pour l’atteindre, il faut traverser les dix alvéoles que les Allemands ont construites à l’époque.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Les hangars destinés à leurs sous-marins. Les fameux U-boots.
Toinin tira à lui la porte découpée dans le haut portail de fer. Aussitôt, une flamme d’écume lui cingla le visage. Indifférent aux embruns, il l’ouvrit plus grande encore. Kubiela découvrit un long bassin bordé de quais, surmonté par une passerelle de béton peint en blanc, à dix mètres de hauteur. Juste au-dessus, les structures de métal croisaient leurs axes pour soutenir le toit.
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