— Quel intérêt de tester un tel produit sur des malades ? accentuer leur pathologie ?
— Le pouvoir d’aggraver une maladie contient déjà son contraire : celui de la guérir. Mais nous n’en étions pas là. Nous semions puis nous récoltions seulement des notes, des constatations.
De vieux fantômes ressurgissaient. Les expérimentations humaines des camps de concentration. Les manipulations mentales des asiles soviétiques. Tous ces travaux interdits dont les résultats vaudront toujours de l’or sur le marché du renseignement militaire.
— Nos résultats étaient chaotiques. Certains patients sombraient dans le délire. D’autres végétaient. D’autres au contraire retrouvaient une personnalité apparemment solide, mais qui s’effondrait au bout de quelque temps.
— Comme Patrick Bonfils ?
— Tu commences à comprendre. Bonfils est un de mes plus anciens sujets.
— Comment est venue l’idée de travailler sur des personnes saines d’esprit ?
— L’armée a voulu approfondir mes recherches. On m’a proposé de monter un vrai programme. Matriochka. Avec un véritable panel humain. Des êtres sains d’esprit qu’on allait pouvoir traiter. On m’a aussi donné les moyens financiers et technologiques de créer un microsystème qui permettrait de délivrer la DCR 97 sans intervention extérieure. Grâce à l’implant que nous avons mis au point, il devenait possible de lâcher dans la nature des sujets traités et voir comment ils se comportaient. Le programme était risqué. Même chez les militaires, il ne faisait pas l’unanimité mais certains responsables voulaient voir où ça pouvait mener.
— Tu parles de Mêtis, de l’armée : qui sont, concrètement, les responsables de ce protocole ?
— Je n’en sais rien. Personne ne le sait. Même pas eux. Tout se passe à coups de conseils, de comités, de missions. Les décisions s’étiolent, se diluent. Tu ne pourras jamais mettre un nom sur un coupable.
Kubiela se fit l’avocat du pire :
— Pourquoi ne pas avoir testé ta molécule sur des prisonniers, des coupables avérés, des terroristes ?
— Parce que ce sont les mieux protégés. Les avocats, les médias, les complices : tout le monde s’occupe des tueurs déclarés. Il est bien plus facile d’enlever et de faire disparaître des paumés anonymes. Mêtis et l’armée ont mis en place un système de sélection mais je ne me suis pas occupé de cet aspect des choses.
Sasha.com. Feliz, Medina, Leïla : Kubiela en savait beaucoup plus sur ce versant du programme que Toinin lui-même.
— Je recevais les « volontaires ». Je les traitais. Je les conditionnais aussi. Quoi qu’il arrive, ils devaient toujours refuser de se soumettre à un scanner ou une radiographie — l’implant serait tout de suite apparu. À partir de là, on les relâchait et on observait ce qui se passait.
Il connaissait la suite, ou presque. Autour d’eux, les murs tremblaient sur leurs fondations. D’après les grondements, on devinait que certaines vagues du dehors s’élevaient jusque sur le toit du bunker, à vingt mètres de hauteur.
— Aujourd’hui, où en est l’expérience ?
— Elle est close. Matriochka n’existe plus.
— Pourquoi ?
Le vieil homme secoua la tête, d’un air réprobateur :
— Mes résultats n’ont pas convaincu. Les sujets subissent des crises sporadiques. Ils changent de personnalité mais sans cohérence. Plusieurs d’entre eux ont même échappé à notre contrôle. L’armée et Mêtis ont conclu que mes travaux n’auraient jamais d’applications concrètes. Ni militaires, ni commerciales.
— Je suppose que tu n’es pas d’accord.
Il agita les doigts dans la pénombre éclairée par le chalumeau :
— Je me moque de leurs décisions. Je suis un démiurge. Je joue avec les destins des hommes.
Kubiela observa son interlocuteur. Traits magnifiques, rides innombrables, nuque altière. Un visage que les années avaient creusé jusqu’à ne laisser que le strict nécessaire — os et muscles dénués de chair. Un pur psychopathe, qui se situait au-dessus des lois, au-dessus des hommes.
— Vous avez éliminé tous les sujets ?
— Pas tous. Tu es là.
— Pourquoi ?
— Parce que je te protège.
— Comment ?
— En tuant des gens.
Kubiela ne comprenait plus. La clameur de la mer cernait toujours les flancs du refuge. Le fracas résonnait dans la salle jusqu’à se répercuter dans chaque hangar.
— Explique-toi.
— Fin 2008, on m’a parlé d’un psychiatre qui fourrait son nez partout. Je n’ai pas été étonné. Certains patients avaient échappé à notre surveillance. Qu’ils se retrouvent en HP était dans l’ordre des choses.
— Tu m’as reconnu ?
— On m’a donné un dossier d’enquête. On voulait savoir si j’avais entendu parler de toi en tant que psychiatre. Tu parles ! Le jumeau Kubiela ! J’étais sidéré de te retrouver, près de trente ans plus tard. J’ai compris alors que nos destins étaient liés. Le fatum grec.
— Ils voulaient déjà m’éliminer ?
— Je ne sais pas. J’ai proposé que tu sois un nouveau sujet d’expérience. Ils ont refusé : trop risqué. J’ai argumenté : je possédais ton dossier médical de jadis. J’ai décrit la genèse de ta naissance, la dualité de tes origines, la complexité de ta psyché. J’ai démontré que tu avais le profil idéal. Tu étais déjà deux, au plus profond de toi !
Kubiela hocha lentement la tête et prit le relais :
— J’ai finalement subi le traitement et j’ai multiplié les identités. Nono. Narcisse. Janusz… Le problème, c’est que chaque fois, j’ai repris l’enquête de Kubiela, cherchant à savoir d’où venait ce syndrome et quelle était ma véritable identité.
— Tu es devenu encore plus dangereux ! De plus, entre-temps, le comité avait décidé de stopper le programme. Dès le printemps 2009, ils ont commencé à effacer toute trace de Matriochka. Alors j’ai eu une idée pour te sauver du massacre.
— Un meurtre ?
— Un acte criminel, oui, dans lequel tu serais impliqué et qui provoquerait ton arrestation. Ainsi tu serais intouchable. En secouant un peu les médias, en te trouvant un avocat et un expert psychiatrique, je t’aurais placé à l’abri de leur liste noire.
Kubiela commençait à saisir la logique délirante du psy :
— C’est pour ça que tu as tué Ouranos ?
— Il fallait que le meurtre soit fou. Je me suis inspiré de la mythologie grecque. Ça a toujours été ma passion. Les êtres humains ne cessent de traverser les mythes comme des grandes salles qui les protégeraient et cadreraient leur destin. Un peu comme ces hangars pour sous-marins : des espaces qui nous limitent sans qu’on puisse même en voir les murs.
Le terrain de l’enquête criminelle pure. Il voulait des précisions :
— J’ai vu le meurtre. Je l’ai peint et repeint sur mes toiles. Comment ai-je pu être le témoin de cette boucherie ?
— Je t’avais donné rendez-vous. Je ne t’avais jamais perdu de vue. Je t’ai injecté un anesthésiant. J’ai tué le clochard et j’ai appelé la police. Rien ne s’est passé comme prévu. Tu t’es endormi trop tard, tu as vu toute la scène et ces abrutis ne se sont même pas déplacés.
— J’ai pu m’en sortir mais le choc du meurtre a provoqué une nouvelle fugue psychique. Je me suis retrouvé à Cannes, puis à Nice, me souvenant seulement du meurtre.
— Chez Corto. Le psychiatre des artistes. (Il agita la tête d’un air consterné.) Soigner la folie par la peinture… (Puis il changea d’expression.) Pourquoi pas, après tout ? Lui aussi était un pur produit des Seventies…
Kubiela poursuivit le récit sur un ton neutre :
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