— Elle n’a vraiment aucune idée de ce qu’elles foutaient là ?
— Aucune. Une chose est sûre. Le réseau Sasha s’adresse à des cadres modestes. Aucun intérêt pour des professionnelles de ce calibre.
— Feliz : on peut l’interroger ?
— Non. Elle s’est suicidée au mois de janvier 2009.
Deux escort-girls décédées en l’espace de quelques mois, inscrites sur le même site de rencontres. La coïncidence devenait une connexion.
— On sait pourquoi ?
— On sait rien du tout. Elle s’est pendue. Mais selon Sasha, elle avait pas le look dépressif.
— Il y a eu enquête ?
— Bien sûr. C’est comme ça que Sasha a été mise au courant. On est en train de remonter le fil.
— Sasha, tu lui as parlé de Janusz ?
— Je lui ai montré sa photo.
— Elle l’a reconnu ?
— Ouais. Mais sous un autre nom. Deux, en réalité. Il s’est inscrit une première fois, en janvier 2009, sous le nom de François Kubiela. Puis il a disparu. Il s’est réinscrit en mai. Cette fois sous le nom d’Arnaud Chaplain. L’homme du loft.
— Sasha n’a pas trouvé ça bizarre ?
— Elle a pris ça pour de la discrétion. Par ailleurs, elle n’est pas claire sur ses rapports avec lui. J’ai l’impression qu’ils ont été plus proches qu’elle ne veut bien l’avouer.
Anaïs éprouva un frisson de jalousie et le chassa aussi sec. Pourquoi s’inscrire deux fois dans le même club ? L’enquête de Janusz le poussait chaque fois vers ce site. Aucun doute : il existait un lien entre Sasha.com et Matriochka.
— Sur François Kubiela, vous vous êtes rancardé ?
— C’est en cours. Pour l’instant, on sait que c’était un psychiatre renommé.
— C’était ?
— Mort dans un accident de voiture, le 29 janvier 2009, sur l’autoroute A31.
Les rouages de son cerveau fonctionnaient à mille à l’heure :
— Tu veux dire que Janusz a pris son identité ?
— Non. Janusz est réellement mort ce jour-là. J’ai la photo de Kubiela sous les yeux : c’est notre lascar. Je ne sais par quel miracle il est revenu à la vie.
L’accident maquillé ne ressemblait pas aux méthodes de Janusz. Le passage de Kubiela à Chaplain était-il une imposture consciente et préméditée ?
Elle garda cette fausse note dans un coin de sa tête et demanda :
— Vous creusez son passé ?
— À ton avis ?
— Kubiela a peut-être travaillé pour Mêtis. Ou pour les gars autour de Matriochka.
— C’est en cours, je te dis. La cerise sur le gâteau, c’est qu’il est réapparu dans le club il y a quelques jours.
Anaïs attendait cette nouvelle depuis un moment. Janusz poursuivait son enquête. Ou plutôt, il la reprenait chaque fois à zéro. Matriochka. Medina. Sasha. Tout était lié.
— Quel nom a-t-il utilisé cette fois ?
— Nono. C’est-à-dire Arnaud Chaplain.
— Il cherchait quelqu’un en particulier ? Medina ?
— Non. Il était cette fois sur les traces d’une dénommée Leïla. Une fille dans le genre des deux autres.
— Une pro ?
— Sasha n’en est pas certaine. La fille est canon en tout cas. D’origine maghrébine. Compte tenu du contexte, on ne peut écarter l’hypothèse que ton tocard ait refroidi les deux premières. Peut-être n’est-il pas le tueur mythologique mais un banal zigouilleur de radasses. Ou bien les deux, soyons fous.
Elle réprima un renvoi de bile brûlante. Pourquoi Janusz chassait-il ces filles ? Elle aperçut, in extremis, la sortie du boulevard périphérique qu’elle cherchait. Elle se rabattit d’un coup de volant, provoquant une série de coups de klaxon rageurs.
Il lui fallut quelques secondes pour retrouver le fil de la discussion :
— Et Sasha ?
— On la garde au frais. On remonte les autres disparitions dont elle nous a parlé.
— Les hommes ?
— Ouais. Elle nous a donné des noms. On vérifie. Ce réseau cache quelque chose. Mais à mon avis, tout se passe à son insu. Aussi absurde que ça puisse paraître, quelque chose là-bas est lié au programme Matriochka et Sasha n’est au courant de rien.
Ils étaient sur la même longueur d’ondes.
— Et toi ? tes photographes ? relança Solinas.
Elle baissa les yeux sur sa liste de noms et son plan de la banlieue, ouvert sur ses genoux :
— J’avance. Mais ça irait mieux si ton GPS marchait.
— Spécialement agréé par la préfecture de Paris. Tes mecs ont l’air casher ?
— Pour l’instant, oui. Mais il m’en reste six. J’aurai fini dans la nuit.
— Bon courage. On se retrouve à la brigade.
Elle raccrocha en se demandant, pour la millième fois depuis ce matin, si elle ne perdait pas son temps. Elle balaya ses doutes en se disant que les tueurs en série étaient toujours arrêtés parce qu’ils avaient commis une erreur. Malgré tout ce qu’on racontait, il n’y avait pas d’autre moyen pour les choper. L’assassin de l’Olympe avait brisé une plaque argentée en photographiant Icare. Il avait ramassé les débris mais un fragment lui avait échappé — c’était ce fragment qui allait le faire tomber.
Elle se concentra sur sa route. Il faisait nuit mais la circulation était fluide. Elle suivait les panneaux à travers la ville. Deux virages et elle trouva la rue qu’elle recherchait, sans difficulté. Une fois n’est pas coutume. Face aux résultats de Solinas, sa piste lui paraissait maintenant nulle et sans intérêt. Le coup brûlant, c’était ces escorts disparues…
Une place devant le portail de la maison. La chance continuait. Anaïs sortit de sa voiture en se promettant d’accélérer encore le mouvement. Elle sonna à la grille du pavillon, frappant dans ses mains pour se réchauffer. Les panaches de buée qu’elle crachait accrochaient la lumière des lampes à arc. Le portail de fer pivota. Quand elle découvrit le vieil homme coiffé d’un panama défraîchi, elle sut qu’elle n’avait même pas besoin de poser ses questions. Impossible que ce septuagénaire soit le tueur.
Elle eut envie de bondir dans sa voiture, mais le bonhomme lui souriait avec chaleur :
— Que puis-je pour vous, mademoiselle ?
Deux questions , se dit-elle, et cassos.
— Vous êtes bien Jean-Pierre Toinin ?
Une perceuse-visseuse sans fil DS 14DL.
12 planches de chêne brut de 160 mm et 2 mètres de longueur.
200 vis autoperceuses TF Philips 4.2 × 38.
Un caméscope Handycam numérique.
Un pied photo/vidéo 143 cm/3 500 g.
6 cartes-mémoire SD de 32 gigas.
Une lampe-projecteur.
Un tapis de sol fitness en mousse.
Une couette 220 × 240 en duvet d’oie…
Un « eye-pillow » de mousse.
Kubiela posa son matériel sur le plancher de sa chambre. Il avait tout acheté dans la zone commerciale de Bercy 2, proche de son refuge. Les armes de sa contre-attaque. Il avait gambergé. Si l’autre existait à l’intérieur de lui-même, il n’y avait qu’un moment où il pouvait agir : durant ses heures de sommeil.
Quand le jumeau blanc s’endormait, le jumeau noir se réveillait.
Il commença le boulot, condamnant la porte à coups de vis et de planches. La perceuse vrillait la chair du bois en sifflant, gémissant, couinant. La poussière et les copeaux lui volaient à la face. Son plan était simple. S’endormir dans une pièce totalement close, sous le regard d’une caméra en marche. La bête serait prisonnière. Il ne se passerait rien de dangereux. À son réveil, Kubiela verrait, pour la première fois, le visage de l’autre sur l’écran du caméscope. Le jumeau vicieux qui l’habitait depuis la vie intra-utérine. L’abcès qui le rongeait comme un cancer.
Il passa aux fenêtres. Des vis. Des planches. De la sciure. La chambre se transformait en cellule d’isolement. Boîte de Pandore qui ne pouvait plus s’ouvrir… Il n’avait plus de doute sur sa culpabilité. Les faits avaient maintenant la clarté des preuves directes. Ses empreintes digitales dans la fosse du Minotaure. Sa présence sur les scènes de crime d’Icare et d’Ouranos. Il s’était donné tant de mal pour refuser l’évidence… Il avait biaisé les indices, tordu les signes pour nier sa culpabilité. Maintenant, il jetait le masque. Il était le tueur. L’assassin de l’Olympe.
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