Le prêtre répondit dans la même langue :
— Mathieu ? Tu avais envie d’entendre ma voix ?
— Je suis à Rome pour une enquête. Je dois rencontrer un cardinal.
— Qui ?
— Casimir van Dieterling.
Bref silence. Van Dieterling ne semblait pas être le premier venu.
— De quelle enquête s’agit-il ?
— Trop long à t’expliquer. Tu peux m’aider ?
— C’est un gros bonnet. Je ne sais pas s’il aura le temps de…
— Quand il connaîtra l’objet de mon enquête, il me recevra, crois-moi. Peux-tu lui faire parvenir une lettre ?
— Pas de problème.
— Ce soir ?
Nouveau silence. Je jouais pleinement mon rôle d’oiseau de mauvais augure.
— Si je t’appelle en urgence, c’est qu’il s’agit d’un truc important.
— Tu es toujours à la Brigade Criminelle ?
— Oui.
— Je ne vois pas ce que la curie peut…
— Van Dieterling verra, lui.
— Je t’envoie un diacre. J’aurais aimé passer moi-même mais on a une réunion ce soir et…
— Laisse tomber. On se verra dans des conditions plus sereines.
Je lui donnai les coordonnées de mon hôtel puis me mis au boulot, après m’être procuré à la réception papier à lettres et enveloppes. J’écrivis en italien. Je commençai par évoquer le cas Agostina puis décrivis l’affaire Simonis, en détail, mettant en évidence les points communs entre les meurtres. Je bluffai ensuite sur mon statut de flic international, missionné par Interpol, chargé d’établir des liens entre ces cas spécifiques.
En guise de conclusion, je le remerciai d’avance de m’accorder une, audience immédiate et laissai les coordonnées de mon portable et celles de la pension. Je relus une fois mon texte, espérant avoir assez insisté sur l’urgence de ma requête.
Je tentai de me détendre sous la douche, une cabine de plastique qui ressemblait à un sas de désinfection, puis passai mes vêtements au sèche-cheveux pour en expulser toute la cendre. J’achevais mon grand nettoyage quand le téléphone sonna. On m’attendait en bas.
Le diacre faisait les cent pas dans le vestibule. Sa soutane cadrait parfaitement avec les tapis élimés et les gros porte-clés en laiton de la réception. La scène aurait pu se passer au XIX esiècle, ou même au XVIII e. L’homme glissa la lettre sous sa robe et repartit aussi sec.
21 heures : je n’avais toujours pas faim. Je ne sentais pas mon estomac, ni même mon corps. Ma fatigue était telle qu’elle se transformait en une sorte d’ivresse qui annulait toute autre sensation. En remontant dans ma chambre, je vérifiai mon téléphone mobile. Un SMS, signé Foucault. « APPELLE-MOI. URGENT. »Son numéro en mémoire. Mon adjoint ne me laissa pas le temps de parler.
— J’en ai un autre.
— Quoi ?
— Un meurtre, avec utilisation d’acides, injections d’insectes et tout le bordel.
Je m’effondrai sur le lit.
— Où ?
— À Tallinn, en Estonie. Le coup date de 1999.
— T’es sûr des points communs ?
— Certain.
— Comment l’as-tu trouvé ?
— Svendsen. Il a appelé tous les légistes qu’il connaît en Europe. Il y en a un à Tallinn qui s’est souvenu d’une histoire similaire. J’ai vérifié de mon côté. Les services de police, dans le cadre de la coopération européenne, ont fourni leurs dossiers les plus chauds au bureau central, à Bruxelles, pour constituer le SALVAC. Il y a bien un cas en Estonie qui ressemble à ton cadavre du Jura. En fait, c’est exactement le même crime.
— Donne-moi des précisions. Les faits. Le contexte.
— Le coupable est identifié : un mec du nom de Raïmo Rihiimäki. Musicien gothique, vingt-trois ans. La victime est son père. Ça s’est passé au mois de mai 99. L’enquête n’a pas posé de problème. Il y avait les empreintes de Raïmo sur le corps et dans la cabane de pêcheur où le vieux a été torturé.
— Ton Raïmo, il a avoué ?
— Pas eu le temps. Après avoir tué son père, il est parti dans une espèce de virée meurtrière à travers le pays. Les flics l’ont eu en novembre. Raïmo était armé. Il a été descendu pendant l’opération.
Trois meurtres semblables à travers l’Europe. 1999, Estonie. 2000, Italie. 2002, France. Le cauchemar se déployait sur la carte de la Communauté européenne. Et ce n’était qu’un début, je le savais, le repris :
— Tu as parlé avec les flics estoniens ?
— Oui et non.
— Comment ça ?
— C’est-à-dire… On a parlé en anglais. Et moi, l’anglais…
— Ils t’envoient le dossier ?
— Je l’attends. Ils ont une version anglaise.
Sur une intuition, je demandai :
— Ton Estonien, avant le meurtre, il n’aurait pas eu un accident ou une maladie grave ?
— Comment tu le sais ?
— Raconte.
— Deux mois avant les faits, Raïmo Rihiimäki s’est battu avec son père. Des sacrés pochetrons. Ça s’est passé sur la barque du paternel — il était pêcheur. Raïmo est tombé à la flotte. Quand on l’a repêché, il était noyé. Ou plutôt : surgelé. Ils ont réussi à le ranimer à l’hôpital principal de Tallinn. Un effet de l’eau glacée, j’ai pas bien compris…
— Ensuite ?
— Quand il s’est réveillé, il était différent.
— Dans quel sens ?
— Agressif, fermé, violent. Avant tout ça, c’était juste un bassiste inoffensif. Il jouait dans un groupe de néo-métal satanique, Dark Age, et… Je n’écoutais plus, agrippé par les similitudes avec l’affaire Agostina. Comme elle, l’Estonien avait échappé à une tentative d’homicide. Comme elle, il avait sombré dans le coma. Comme elle, il était revenu de la mort et s’était vengé de celui qui avait tenté de le tuer. Ce n’était pas seulement le même meurtre. C’était la même affaire, de bout en bout. Etait-il lui aussi un « miraculé du diable » ? Je remerciai Foucault et lui demandai de m’envoyer, par e-mail, le rapport dès qu’il le recevrait. Je renonçai à l’interroger sur les autres fronts de l’enquête — j’avais ma dose pour ce soir.
Je fermai mon cellulaire.
Ce fut comme le clap d’un nouveau scénario.
J’enquêtais bien sur une série.
Mais pas une série de meurtres — une série de meurtriers.
Ce n’était pas une piscine mais un grand bassin à ciel ouvert. Sa forme était rectangulaire et ses bordures en ciment armé. Je me tenais au sommet de la colline qui le surplombait et sentais les herbes fouetter mes chevilles. Comme toujours dans les rêves, des détails étaient incohérents. Ainsi j’étais le Mathieu de trente-cinq ans, en imper souple, 9 mm à la ceinture, mais en même temps, j’étais un enfant, vêtu d’un short et chaussé de méduses, portant une serviette-éponge à l’épaule.
J’étais excité à l’idée de plonger dans ce bassin mais j’éprouvais aussi un malaise. La couleur de l’eau — bronze ou acier — évoquait la froideur, et aussi l’enlisement. Les baigneurs étaient tous des enfants — frêles, fragiles, malades. Leurs corps blancs brillaient sous le soleil. Une menace planait sur ce tableau. Je descendis le coteau, attiré par le plan d’eau transformé en un gigantesque aimant.
C’est à ce moment que je remarquai que toutes les serviettes déployées sur le ciment étaient orange. C’était un signal. Un signal de danger. Peut-être des grandes compresses, imbibées de solution antiseptique. Je percevais maintenant les rires des enfants, les bruissements de l’eau. Tout était gai, vif — et pourtant, ces bruits étaient comme des éclats sous ma chair, des indices d’alerte. Moi seul connaissais la vérité. Moi seul discernais la mort qui rôdait…
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