Nouvelles clés, nouvelle salles, dont les murs supportaient de grandes fresques enluminées. Fontaines peintes, treillis de fleurs, figures saintes. Ces peintures rappelaient, dans leur douceur pastel, les mosaïques des villas romaines de l’Antiquité.
— Casimir van Dieterling, demandai-je encore, c’est de quelle origine ?
— Vous êtes bien un policier, sourit le préfet. Vous voulez tout savoir. Son Eminence est d’origine flamande. Nous allons devoir monter et passer par le Salon Sixte-Quint, pour éviter les lecteurs.
— Il y a des lecteurs à cette heure-ci ?
— Quelques séminaristes. Ils ont une dérogation.
Il fit encore cliqueter son trousseau. Un escalier. Un tour de clé et le Salon Sixte-Quint, appelé aussi la « grande salle Sixtine », s’ouvrit sur ses six piliers peints et ses deux nefs, immenses et dorées dans le soleil matinal. Les fresques sur les murs épuisaient le regard à force de frises, de détails, de personnages. Le plafond n’offrait pas un seul millimètre vierge. Le bleu de ses voûtes tranchait sur l’ambiance mordorée.
— Vous connaissez cette salle, n’est-ce pas ?
J’acquiesçai. J’aurais pu citer, de mémoire, chaque lieu, chaque scène figurés par les peintures. Les anciennes bibliothèques qui avaient précédé la Vaticane depuis l’Antiquité, les conciles œcuméniques, les épisodes du pontificat de Sixte V. Et, sur chaque pilastre, les inventeurs de l’écriture, réels ou mythiques. J’avais sillonné ces lieux des centaines de fois, pour me rendre en salle de travail.
Nous traversâmes la pièce déserte, croisant, au centre, des vases géants de porcelaine à fond bleu et or, des crucifix et des chandeliers de bronze, des vasques de pierre polie. J’apercevais, par les grandes fenêtres de gauche, la cour du Belvédère.
Au bout de la salle, Rutherford ouvrit une nouvelle porte.
— Nous pouvons redescendre.
Toutes ces précautions sentaient le rendez-vous secret. À l’étage inférieur, un nouvel espace s’ouvrit, où trônaient des meubles-fichiers aux petits tiroirs étiquetés. Rutherford contourna un des meubles puis ajusta sa veste devant une porte close. Lorsqu’il leva la main pour frapper, je glissai une dernière question :
— Savez-vous pourquoi Son Eminence a accepté de me recevoir aussi rapidement ?
— C’est vous qui le savez, non ?
— J’ai mon idée, mais vous a-t-il dit quelque chose ?
Il frappa en souriant. Il désignait du regard le dossier entre mes mains :
— Vous possédez quelque chose qui l’intéresse.
Le cardinal Casimir van Dieterling se tenait debout, près de la fenêtre, dans un bureau spacieux, encombré de photocopieuses et de plantes vertes. Une table était surchargée de dossiers, de fiches, de livres. Sans aucun doute le bureau du préfet Rutherford lui-même. Ce lieu confirmait mes suppositions : le rendez-vous se déroulait en toute clandestinité.
L’homme portait la tenue des généraux de la cité vaticane quand ils ne sont pas de corvée de célébration. Robe noire à boutons rouges, sous un mantelet bordé d’écarlate ; ceinture de pourpre impériale ; calotte de soie sur le crâne, rouge elle aussi. Même dans cette tenue « casual », l’ecclésiastique n’avait pas l’aspect rugueux de l’archevêque de Catane. On évoluait désormais au sein de l’aristocratie de la foi.
Après quelques secondes, le cardinal daigna se tourner vers moi. C’était un géant — aussi grand que moi. Impossible de lui donner un âge : entre cinquante et soixante-dix ans. Un visage long, impérieux, comme cramoisi par le vent du large. Il ressemblait à un Irlandais : menton lourd, regard clair sous des paupières basses, carrure à soulever des tonneaux dans les ruelles de Cork.
— On m’a dit que vous aviez commencé le séminaire.
Je saisis le message. Je devais jouer le jeu dans les règles. Je m’approchai et posai un genou au sol.
— Laudeatur Jésus Christus , Eminence…
J’embrassai l’anneau cardinalice, au sommet de la main que l’homme d’Église me tendait. Il traça un signe de croix sur ma tête puis demanda :
— Quel séminaire ?
— Le séminaire français de Rome, dis-je en me relevant.
— Pourquoi n’avez-vous pas achevé votre formation ?
Il parlait français avec un léger accent flamand. Sa voix était grave, lente, mais son élocution précise. Il piquait ses syllabes comme de petites patates avec un cure-dent. Je répondis avec respect :
— Je voulais travailler sur le terrain.
— Quel terrain ?
— La rue, la nuit. Là où règnent le vice et la violence. Là où le silence de Dieu est le plus complet.
Le cardinal se tenait de trois quarts. Le soleil éclaboussait ses épaules et faisait flamber sa nuque écarlate. Ses yeux d’un bleu turquoise perçaient le contre-jour :
— Le silence de Dieu est à l’intérieur de l’homme, j’en ai peur. C’est là que nous devons agir.
Je m’inclinai en signe d’acquiescement. Pourtant, je répliquai :
— Je voulais travailler là où ce silence engendre des actes. Je voulais agir là où le silence de Notre Seigneur laisse le champ libre au mal.
Le cardinal s’orienta de nouveau vers la fenêtre. Ses longues phalanges tapotaient le chambranle :
— Je me suis renseigné sur vous, Mathieu. Vous jouez les humbles mais vous avez visé l’acte suprême : le sacrifice. Vous vous êtes fait violence à vous-même. Vous êtes allé aux antipodes de ce que vous êtes réellement. Et vous en avez éprouvé une secrète satisfaction. (Il trancha la lumière saupoudrée avec ses longs doigts.) Ce rôle même de martyr est un péché d’orgueil !
L’entrevue virait au procès. Je n’étais pas disposé à me laisser faire.
— Je fais mon métier de flic, le mieux possible, c’est tout.
Le cardinal eut un geste qui signifiait : « Laissons cela. » Il se tourna vers moi. Il portait sa croix pectorale comme tous les dignitaires du Saint-Siège : suspendue à une chaîne, mais retenue en hauteur à un des boutons de velours, traçant sur la robe noire deux anses souples. Ce crucifix était une cérémonie à lui seul.
— Dans votre lettre, vous parlez d’un dossier…
Je lui tendis ma chemise cartonnée. Sans un mot, il la feuilleta. Il prit le temps de lire certains passages, de contempler les photos. Aucune expression sur son visage. Seul, le cas Simonis paraissait l’intéresser. Il dit enfin, posant les documents sur le bureau :
— Asseyez-vous, je vous prie.
Un ordre plus qu’une invite. Je m’exécutai alors que lui-même s’installait derrière le bureau. Il joignit ses mains :
— Vous avez fait du bon travail, Mathieu. Nous manquons ici d’enquêteurs de votre calibre. Nous sommes trop occupés à enquêter les uns sur les autres.
Il saisit la chemise et la tendit au préfet, posté à mon côté. Il lui demanda, en italien, d’en effectuer des photocopies. Il ajouta qu’il fallait les faire ici. « Personne ne doit voir ça. » Ses yeux clairs revinrent se poser sur moi.
— J’ai appris que vous aviez rencontré Agostina Gedda hier matin. Je songeai aux trois prêtres décharnés, aperçus dans le désert, et à la surveillance cléricale dont m’avait parlé Agostina.
— Qu’en pensez-vous ? demanda le cardinal.
— Elle m’a paru très… perturbée.
— Que dites-vous de son histoire — le miracle, puis le meurtre ?
— Je ne suis pas sûr de croire ni à l’un ni à l’autre.
— La guérison inexpliquée d’Agostina Gedda a été officiellement reconnue par le Saint-Siège.
Je devais peser chacun de mes mots :
— Je ne remets pas en cause la rémission de son corps, Eminence. Mais son esprit n’est pas celui d’une miraculée…
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