— … de Dieu. Bien sûr. Cependant, il y a une autre hypothèse…
— On m’en a parlé. Mais je ne crois pas au diable.
Le cardinal sourit de côté, découvrant ses dents irrégulières, biseautées. La photocopieuse, derrière nous, s’était mise en route.
— Vous êtes un chrétien moderne.
— Je pense qu’Agostina a surtout besoin d’un psychiatre.
— Elle a été expertisée, puis contre-expertisée. Du point de vue des spécialistes, elle est saine d’esprit. Parlez-moi plutôt de son crime. Quelles sont vos réserves ?
— Eminence, je travaille à la Brigade Criminelle de Paris. Le meurtre est mon quotidien. Ma spécialité. Agostina n’avait ni les moyens techniques ni les connaissances nécessaires pour commettre un crime aussi… sophistiqué.
— Quelle est votre idée ?
— Un seul tueur. Derrière le meurtre de Salvatore et celui de Sylvie Simonis. Mon affaire du Jura.
L’homme d’Église haussa les sourcils :
— Pourquoi Agostina Gedda aurait-elle avoué un meurtre qu’elle n’a pas commis ?
— C’est ce que je cherche à découvrir.
— Selon la police de Catane, elle a donné des détails que seul le coupable pouvait connaître…
— Mon intuition est difficile à expliquer, Eminence, mais je pense que cette femme connaît le tueur. Il lui a livré ces détails et elle l’a couvert, pour une raison inconnue. C’est mon hypothèse. Je n’ai pas la moindre preuve.
Le cardinal se leva. Je fis mine de l’imiter mais il m’ordonna, d’un geste, de rester assis. Il fit quelques pas, autour du bureau, puis déclara :
— Vous pouvez aller loin dans cette enquête. Et nous être très utile. (Il dressa un index légèrement crochu.) Vous pouvez aller loin, à condition d’être orienté…
Le préfet avait terminé les photocopies. Il les déposa sur le bureau et me rendit mon dossier. D’un signe de tête, van Dieterling le remercia. Le préfet recula, sans le moindre bruit. Les pupilles turquoise tombèrent de nouveau sur moi.
— Sur le fond, nous sommes d’accord vous et moi, murmura le cardinal. Agostina n’est pas l’assassin de Salvatore. Nous connaissons son identité.
— Vous…
— Attendez. Je dois d’abord vous expliquer certaines choses. Et vous devez en retour abandonner vos certitudes… rationnelles. Elles ne sont pas dignes de votre intelligence. Vous êtes chrétien, Mathieu. Vous savez donc que la raison n’a jamais rien eu à faire avec la foi. Elle est même un de ses ennemis jurés.
Je ne comprenais pas où il voulait en venir mais j’avais une certitude : j’étais au bord de révélations capitales. Van Dieterling revint se poster face à la fenêtre :
— Vous devez d’abord oublier la guérison d’Agostina. Je parle de la rémission de son corps. Nous n’avons ni vous ni moi les moyens de juger de son caractère miraculeux. En revanche, nous pouvons nous intéresser à son esprit. C’est notre spécialité ! Notre territoire absolu.
— Eminence, pardonnez-moi, mais je ne vous suis pas très bien…
— Allons droit au but. Nous avons l’intime conviction — je veux parler de l’autorité que je représente, la Sainte Congrégation pour la doctrine de la foi — que l’esprit d’Agostina a été le théâtre d’un phénomène surnaturel. Une visite.
— Une visite ?
— Savez-vous ce qu’est une Expérience de Mort Imminente ? En anglais, l’expression consacrée est NDE : « Near Death Expérience ». On parle aussi parfois de « mort temporaire ».
Un souvenir perça ma mémoire. Les renseignements que j’avais récoltés à ce sujet sur le web, lorsque je cherchais des informations sur le coma. Je résumai :
— Je sais qu’à l’approche de la mort, certaines personnes ont une hallucination. Toujours la même.
— Connaissez-vous les étapes de cette « hallucination » ?
— La personne inanimée a d’abord le sentiment de quitter son corps. Elle peut par exemple observer l’équipe de secours qui s’affaire autour de sa propre dépouille.
— Ensuite ?
— Elle éprouve la sensation de plonger dans un tunnel obscur. Parfois, elle aperçoit à l’intérieur des proches décédés. Au bout du tunnel, une lumière grandit et l’inonde, sans l’éblouir.
— Vos souvenirs sont plutôt précis.
— J’ai lu des textes sur ce thème il y a peu de temps. Mais je ne vois pas ce que…
— Continuez.
— Selon les témoignages, cette lumière possède un pouvoir. La personne se sent emplie par un sentiment indicible d’amour et de compassion. Parfois, ce sentiment est si agréable, si grisant que l’inanimé accepte de mourir. C’est en général à ce moment qu’une voix l’avertit qu’il n’est pas temps de disparaître. Le patient reprend alors conscience.
Van Dieterling s’était rassis. Il affichait une moue maussade mais ses yeux brillaient :
— Que savez-vous encore ?
— À son réveil, le survivant se souvient parfaitement de son voyage. Sa conception du monde s’en trouve modifiée. D’abord, il n’a plus peur de la mort. Ensuite, il perçoit son entourage avec plus d’amour, de générosité, de profondeur.
— Bravo. Vous maîtrisez votre sujet. Vous ne devez pas ignorer non plus la dimension mystique de cette expérience…
J’avais l’impression de passer un grand oral. Et je ne saisissais toujours pas l’enjeu de l’interrogatoire.
— Les composantes sont les mêmes chez tous les témoins, repris-je, mais les connotations religieuses diffèrent selon l’origine et la culture de la personne. Dans le monde occidental, cette lumière est souvent assimilée à Jésus-Christ, l’être de lumière et de compassion par excellence. Mais cette expérience est aussi décrite dans le Livre des morts tibétain. Il y a également, je crois, une évocation de la vie après la mort, chez Platon, dans la République , qui reprend les caractéristiques de ce voyage.
Le soleil s’avançait dans le bureau. Il dessinait sur la terre des figures géométriques, blanches et éclatantes. Le cardinal conservait les paupières baissées sur son anneau pastoral. Le rubis palpitait dans la lumière. Il leva les yeux :
— Vous avez raison, fit-il. Ces expériences sont vécues partout dans le monde et leur nombre ne cesse de croître, grâce notamment aux techniques de réanimation qui permettent d’arracher des milliers de personnes à la mort chaque année. Savez-vous que sur cinq victimes d’infarctus ayant entraîné un coma momentané, une personne au moins connaît une NDE ?
Je me souvenais du chiffre. Le cardinal hocha doucement la tête — il ménageait son suspense. Il finit par murmurer :
— Nous pensons qu’Agostina a subi une expérience de ce type, juste avant de guérir, quand elle a sombré dans le coma, après son retour de Lourdes.
— C’est ce que vous appelez une « visite » ?
— Nous pensons que cette expérience était d’un type particulier.
— Dans quel sens ?
— Négative. Une Expérience de Mort Imminente négative.
Je n’avais jamais entendu parler de ça. Van Dieterling se leva à nouveau, et attrapa sa robe d’un geste nerveux :
— Il existe des plongées, beaucoup plus rares, où le sujet éprouve une forte angoisse. Ses visions sont effrayantes, l’approche de sa mort le terrifie et il ressort de sa traversée déprimé, apeuré. Parmi ces expériences, un petit groupe vit même l’inversion absolue de la NDE classique. Le sujet a l’impression de quitter son corps mais au bout du tunnel, il n’y a pas de lumière. Seulement des ténèbres rougeâtres. Les visages qu’il aperçoit ne sont pas ceux de proches emplis de sollicitude mais des figures de suppliciés, gémissantes, torturées. Quant à l’amour et la compassion, ils sont remplacés par l’angoisse et la haine. Lorsque le patient se réveille, sa personnalité est diamétralement changée. Inquiète, agressive, dangereuse.
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