À cet instant, je tournai la tête. La serviette sur mon épaule était orange elle aussi. La maladie m’avait déjà corrompu. Tout était écrit. Ma mort, ma souffrance, ma…
La sonnerie du téléphone m’arracha à mes sanglots.
— Allô ?
— Gian-Maria. Tu dormais ?
— Plutôt, ouais…
— Il est 7 heures, rit le prêtre. Tu as oublié nos horaires !
Je me redressai et m’ébouriffai les cheveux. Je venais de faire un rêve très ancien — un songe récurrent depuis ma jeunesse. Pourquoi était-il de retour ?
— Lève-toi au trot, dit l’homme d’Église. Tu as rendez-vous dans une heure.
— Avec le cardinal ?
— Non. Avec le préfet de la bibliothèque vaticane.
— Mais…
— Le préfet est un intermédiaire. Il t’accompagnera auprès du cardinal.
— Un préfet, un intermédiaire ?
Un préfet au Vatican était l’équivalent d’un ministre au sein d’un gouvernement laïque. Gian-Maria rit de nouveau :
— Toi-même tu l’as dit : c’est une affaire importante. Si j’en juge par leur temps de réaction, ça l’est sacrément, en effet. Le cardinal a demandé que tu apportes ton dossier d’enquête. Complet. Le préfet t’attendra dans les jardins de la bibliothèque. Il s’appelle Rutherford. Passe par la porte Angelica. Un diacre t’escortera. Bonne chance. Et n’oublie pas le dossier !
Je restai quelques minutes hébété, avec encore sous les paupières des bribes de mon rêve. Depuis combien de temps n’avais-je pas fait ce songe ? Durant mes jeunes années, il hantait chacune de mes nuits…
Je me préparai puis m’accordai quelques minutes pour prendre un café au buffet de la pension. Brocs en inox, verres en Pyrex, grosses tartines tranchées. Chaque détail, chaque contact me rappelait le séminaire. Et dans cette salle sans fenêtre, je sentais déjà l’air de Rome.
Je fonçai à pied place Saint-Pierre, dossier sous le bras. Qu’on le veuille ou non, qu’on vive ici ou ailleurs, c’est toujours le même émerveillement. La basilique souveraine, les colonnes du Bernin, la place miroitante, les pigeons, attendant les touristes au-dessus des fontaines de pierre… Même le ciel pur semblait complice de cette grandeur.
J’éclatai de rire, pour moi-même. J’étais de retour au bercail ! Dans le monde des soutanes de soie et des mocassins vernis sous les robes. Le monde de l’autorité apostolique et romaine, des congrès pontificaux, des séminaires eucharistiques. Le monde de la foi et de la théologie, mais aussi du pouvoir et de l’argent.
J’avais vécu trois ans dans l’ombre de la Cité du Pape. J’affectionnais alors un total dénuement — le vœu de pauvreté, toujours —, refusant le moindre franc de mes parents. Pourtant, j’aimais sentir, à quelques rues, la puissance financière du Vatican. Le Saint-Siège m’avait toujours fait penser à un Monaco ecclésiastique, la futilité et les combines en moins. Un incroyable concentré de richesses, accumulant biens et privilèges hérités des siècles. Plus gros propriétaire foncier du monde, la cité pontificale et sa banque affichaient des actifs bruts supérieurs au milliard de dollars et des bénéfices annuels de plus de cent millions de dollars.
Ces chiffres auraient dû me débecter, moi, l’apôtre de la misère et de la charité, mais j’y voyais le signe de la puissance de l’Eglise. De notre puissance. Dans un monde où seul l’argent compte, dans une Europe où la foi catholique agonise, ces chiffres me rassuraient. Ils démontraient qu’il fallait encore compter avec l’empire catholique.
Je longeai la rangée de touristes qui attendaient pour la visite de la basilique Saint-Pierre. Des estrades et des gradins étaient installés sur la place. Demain, 1 ernovembre, une allocution publique du pape était sans doute prévue.
Les cloches se mirent à sonner, provoquant l’envol des pigeons. 8 heures. J’accélérai le pas et passai sous les colonnes du Bernin. Je remontai la via di Porta Angelica. Je croisai les scrittori (secrétaires) et les minutanti (rédacteurs) de la curie, col blanc et veste noire, qui se pressaient vers leurs bureaux. À la question « Combien de gens travaillent au Vatican ? », le pape Jean XXIII avait un jour répondu : « Pas plus d’un tiers. » Mon humeur était allègre. Je revivais dans cette atmosphère de fourmilière catholique. L’horreur d’Agostina me semblait loin et j’avais presque oublié mon statut d’homme à abattre.
Porte Angelica, je montrai mon passeport aux Suisses. On me donna aussitôt mon laissez-passer. Les gardes, en costume Renaissance, s’écartèrent et je franchis les hautes grilles de fer forgé noir.
Je pénétrai dans le saint des saints.
Un diacre me guida à travers les dédales des bâtiments et des jardins. Au pas de course. Il était 8 h 05 et mon retard ne convenait pas au grand ordre clérical. On m’abandonna dans une cour, au pied d’une façade rose et jaune, ponctuée de jarres anciennes. Des carrés de gazon cernaient un bassin circulaire. Des jets d’eau tournoyaient dans une fraîche vapeur irisée. Des massifs de fleurs, des plantes tropicales faisaient face à deux plans inclinés qui montaient vers de mystérieuses petites portes. Tout le décor sentait le soleil et la terre cuite.
Je n’eus pas à attendre longtemps. Un homme en complet noir jaillit d’une des portes et dévala la pente de gauche, semblant glisser au-dessus du parapet. La quarantaine, une tête cernée de cheveux roux cendré, des fines lunettes d’écaille, il entrait en harmonie avec l’ocre clair des jarres et des vasques.
— Je suis le préfet Rutherford, dit-il dans un français parfait. Je dirige la bibliothèque apostolique du Vatican.
Il me serra chaleureusement la main.
— On ne peut pas dire que votre visite tombe à pic, ajouta-t-il d’un ton enjoué. Demain, notre Souverain Pontife s’exprime sur la place Saint-Pierre. Et un nouveau cardinal doit être ordonné. Une journée de folie !
— Je suis désolé, m’inclinai-je. Je n’ai pas décidé cette urgence.
Il balaya mes excuses d’un geste bienveillant :
— Suivez-moi. Son Eminence a souhaité vous recevoir dans la bibliothèque.
On traversa la cour pour rejoindre le bâtiment qui nous faisait face. Sur le seuil, Rutherford s’effaça :
— Prego.
L’ombre et la fraîcheur du marbre nous accueillirent. Rutherford déverrouilla une porte et se glissa dans une allée blanche et grise. Je lui emboîtai le pas. Le soleil filtrait par les croisées noires. Nous étions seuls. Je m’attendais à entendre couiner les souliers cirés de mon guide mais non : il marchait dans le plus parfait silence. Un coup d’œil : il portait des Todd’s en daim souple, qui rappelaient la couleur de ses cheveux.
Comme Saint-Pierre, Rutherford possédait les clés du paradis. À chaque porte, il manipulait son trousseau et se jouait de la serrure. Je risquai une question :
— Quelle est la fonction exacte de Son Éminence ?
— Vous sollicitez une entrevue et vous l’ignorez ?
— Monseigneur Corsi, à Catane, m’a simplement donné son nom. Il m’a précisé que Son Eminence pourrait m’aider dans mon enquête.
— Le cardinal van Dieterling est une figure majeure de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
C’était le nouveau nom, depuis le concile Vatican II, du Saint-Office. Les héritiers des tribunaux de l’Inquisition et des bûchers en série. Les censeurs de la foi et des mœurs. Ceux qui décident, chaque jour, de la frontière entre le Bien et le Mal, entre l’orthodoxie et l’hérésie. Ceux qui traquent les déviances et les anomalies face à la ligne catholique. En termes d’anomalie, le cas d’Agostina se posait là.
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