— C’est lui aussi qui vous a inspiré cette méthode ?
Soudain, Agostina retint son souffle, puis expira lentement, comme si elle avait touché un point sensible, au fond de son intimité. Ses yeux s’étirèrent comme ceux d’un renard. Elle reprit son mouvement de masturbation.
La température semblait toujours baisser. Et la puanteur montait. D’eau croupie, d’œufs pourris, mais aussi de rouille. Quelque chose entre excréments et métal. Plus que deux minutes.
— Vous êtes une miraculée, fis-je entre mes dents serrées. Votre rémission, physique et spirituelle, a été reconnue par l’Église apostolique et romaine. Pourquoi Satan vous aurait-il inspirée ?
Agostina ne répondit pas. L’odeur était suffocante. Je luttais contre cette impression : une présence avec nous, dans cette salle. Agostina se pencha au-dessus de la table. Elle avait le regard voilé :
— Tu as trouvé la gorge, hein ?
Elle se leva d’un bond et m’empoigna la nuque. Elle me lécha l’oreille et rit, à l’intérieur de mon tympan. Elle avait la langue dure comme un dard :
— Ne t’en fais pas, mon salaud, la gorge te trouvera, elle…
Je la repoussai avec fermeté. J’éprouvais la même répulsion qu’à Notre-Dame-de-Bienfaisance, lorsque je m’étais senti souillé par un regard mystérieux. Tout tournait maintenant dans la pièce : le froid, le vent, la puanteur. Et « l’autre ».
— Tu veux que je te suce ? chuchota-t-elle. J’en ai ma dose des gouines et des chattes.
— Connaissez-vous le nom de Manon Simonis ?
Elle sortit sa main de sous la table et la porta à ses narines :
— Non.
— Sylvie Simonis ?
— Non, fit-elle en léchant ses doigts.
— Elle a tué son enfant, Manon, parce qu’elle pensait qu’elle était possédée.
— Personne ne peut nous tuer, ricana Agostina. Il nous protège, tu comprends ?
— Que devez-vous faire pour lui ?
— Je pollue, j’infeste. Je suis une maladie.
Son timbre avait baissé de plusieurs tons. Son inflexion était traînarde, rauque, malsaine. En même temps, un sifflement discordant me semblait s’échapper des dernières syllabes de chaque mot. Je la provoquai :
— Ici, en prison ?
— Je suis un symbole, ragazzo. Mon pouvoir traverse les murs. Je torture les pédés du Vatican. Je vous encule tous !
— Les avocats du Saint-Siège vous défendent.
Agostina éclata de rire — un rire grave, glaireux, les mains toujours crispées entre ses jambes. Elle chuchota, d’une voix lascive :
— T’es vraiment le flic le plus con que j’aie jamais vu. Tu crois vraiment que ces fiottes me défendent ? Ils m’observent, oui. Ils me flairent le cul, comme des chiens en rut.
Elle disait vrai. Les autorités pontificales voulaient limiter les dégâts mais surtout approcher « leur » miraculée. Pour comprendre, tout simplement, le phénomène qui était à l’œuvre dans le corps et l’esprit d’Agostina.
Elle enserra ses épaules, frémissante, comme si elle venait d’éprouver un violent orgasme, un plaisir qui l’avait secouée jusqu’au fond des os. Elle croassa, d’une voix méconnaissable :
— Il m’avait dit que tu viendrais.
— Luc Soubeyras ? Le policier de la photo ?
— Il m’avait dit que tu viendrais.
La frousse me vissait le ventre. Agostina parlait du démon, bien sûr — une présence réelle , à l’intérieur d’elle-même. Une présence que je sentais ici, entre nous. Elle sourit à nouveau, en haut et en bas à la fois. Son visage paraissait déchiré comme du papier sale. Une minute.
— Tu sais comment je me suis procuré les insectes ? (Elle gloussa, sardonique.) C’est facile. Il suffit que je me touche… Je mouille et mon sexe s’ouvre, comme une charogne. Alors, les mouches viennent… Tu sens pas, ragazzo ? Je les appelle avec mon sexe… Elles vont venir…
Elle baissa la tête et se mit à psalmodier. Elle scandait des mots à toute vitesse, en se balançant d’avant en arrière. Soudain, ses yeux se retournèrent, absolument blancs. Je me penchai et tendis l’oreille.
Agostina parlait latin. Je détachai, un à un, les mots qu’elle ne cessait de répéter : « … lex est quod facimus lex est quod facimus lex est quod facimus lex est quod facimus… » LA LOI EST CE QUE NOUS FAISONS.
Pourquoi ces mots ?
Que signifiaient-ils dans sa bouche ?
Elle grognait maintenant, à la façon d’un porc. Son râle était doublé d’un sifflement atroce, comme une réverbération dissonante. Tout à coup, ses pupilles réapparurent. Jaunâtres. Elle me cracha au visage et hurla, dans un craquement de gorge :
— TU BOUFFERAS TA MERDE EN ENFER !
Le verrou s’ouvrit dans mon dos.
Les dix minutes étaient passées.
Aux abords de Catane, le nuage de cendres était plus sombre encore. On ne voyait même plus les panneaux « sabbia vulcanica » (« cendres volcaniques »). Mes essuie-glaces grinçaient, freinés par les particules. Je roulais au pas, glissant la main au-dehors pour éclaircir mon pare-brise.
Le volcan aussi avait changé. Deux immenses panaches s’élevaient de ses versants. L’un était pigmenté, grisâtre — trombes de cendres, pulvérisées à une pression hallucinante —, l’autre brouillé et tremblotant, uniquement composé de vapeur d’eau. On pouvait entendre ses mugissements monstrueux, qui couvraient les détonations. Dans le ciel, des hélicoptères donnaient l’échelle de ces fumées : plusieurs kilomètres de hauteur.
Entre les deux gueules béantes, des veines rougeoyantes sillonnaient les pentes et éclataient en jets incandescents. La montagne se modifiait, géologiquement. Des cônes éruptifs jaillissaient, des reliefs se soulevaient, à la manière d’un tapis secoué sur l’horizon. J’étais en train d’assister à des phénomènes qu’on relègue d’ordinaire à des temps immémoriaux. La surface de la planète se fissurait, se ramollissait, se dilatait pour révéler sa nature vivante, sa chair en fusion. La montagne se transformait, et moi aussi. Mon présent se déboîtait, s’ouvrait, s’inclinait jusqu’à me faire verser dans la nuit primitive du monde.
Autour de Catane, les barrages se resserrèrent. Les officiers de la Guardia di Finanza vérifiaient identités et laissez-passer, masques de chirurgien sur le front. Les automobilistes, à l’arrêt, lisaient tranquillement le journal. C’était la fin du monde et personne ne s’en souciait.
15 heures, via Etnea.
Je voulais maintenant entendre, de vive voix, l’archevêque de Catane, monseigneur Paolo Corsi. Je voulais avoir l’opinion claire de l’Église sur le cas Agostina Gedda, et le scandale qu’il représentait.
La ville était plongée dans l’ombre mais à l’archevêché, on semblait s’être juré de ne pas utiliser l’électricité. C’était la même atmosphère d’urgence qu’à la questure ou à la rédaction de L’Ora, version obscure. Des prêtres couraient dans les couloirs, en enfilant leur chasuble de cérémonie ou portant croix et encensoirs.
J’arrêtai l’un d’eux et lui demandai la direction du bureau de monseigneur Corsi. Il ouvrit des yeux en soucoupes, sans répondre. Je l’abandonnai pour grimper les escaliers, jouant des coudes dans le chaos général. Je finis par trouver, au dernier étage, le repaire de l’archevêque. Je frappai, pour la forme, et entrai.
Dans la pénombre, un vieil homme en robe noire écrivait, assis derrière un bureau. Une large fenêtre, derrière lui, posait une faible clarté sur son crâne chauve. Il leva ses yeux lourds, sans bouger son corps massif :
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