Je reculai un siège et m’installai. Un souvenir me traversa. Les paroles des sceptiques, à l’époque des apparitions de Bernadette Soubirous. Les huissiers, les policiers qui refusaient de croire aux révélations s’étaient inclinés lorsqu’ils avaient découvert la jeune femme : « Son visage est comme le signe extérieur de sa rencontre divine, un reflet… »
Nous étions assis face à face. Agostina Gedda souriait. Elle semblait plus jeune que sur les photos — pas plus de vingt-cinq ans. Petite, menue, elle trahissait une certaine fragilité. En revanche, ses traits étaient clairement dessinés. Des iris noirs, étincelants, à l’ombre de sourcils plantés haut. Un nez retroussé, en virgule mutine. Une bouche rouge, nettement marquée, petit fruit posé dans une coupe de sucre glace. Son teint pâle semblait renforcé encore par les cheveux noirs, coupés court, qui jouaient les cadres autour de ce tableau délicat.
J’ouvris la bouche mais Agostina me prit de vitesse :
— Comment vous vous appelez ?
La voix était fluette, douce, mais désagréable. Je répondis en italien :
— Je m’appelle Mathieu Durey. Je suis policier à la Brigade Criminelle de Paris.
— Ça change, fit-elle avec une petite moue amusée. Il n’y a que des curés qui viennent me voir.
Je glissai la photographie de Luc devant elle. Je voulais d’abord obtenir une certitude.
— Je ne suis pas le premier policier français. Celui-ci est venu, non ?
— Lui, ce n’était pas pareil. Je ne l’intéressais pas.
— Qui l’intéressait ?
Un sourire glissa sur ses lèvres.
— Vous le savez bien.
Des images passèrent devant mes yeux. Pazuzu et sa gueule de chauve-souris. Un ange à tête de faune, avec de grandes ailes brisées. L’homme en redingote et chapeau claque, avec ses yeux injectés. Des chiens hurlants, des abeilles rugissantes en bande-son. Je m’éclaircis la voix et repris :
— Je peux vous poser quelques questions ?
— Cela dépend sur quoi.
— Sur l’affaire criminelle d’avril 2000.
— J’ai déjà tout dit aux policiers, aux avocats.
— Je vous interroge. Vous répondez seulement quand vous le souhaitez. D’accord ?
Petit oui de la tête. Le vent mugissait autour de nous. Une plainte longue, lugubre, animale. J’imaginais, sous la porte, la poussière pénétrant dans la pièce pour nous ensabler vivants.
— Votre mari a été tué dans des conditions singulières. Est-ce vous qui l’avez tué ?
— Évitez les évidences. On gagnera du temps.
— Qu’est-ce qui vous a poussée à avouer ce crime ?
— Je n’avais rien à cacher.
Agostina semblait à l’aise. Ses réponses respiraient la décontraction. J’optai pour un interrogatoire à la dure, comme si Agostina passait sa première garde à vue avec moi :
— Ce meurtre est particulier. Je ne parle ni de morale, ni de mobile. Je parle de sa méthode. Personnellement, je ne pense pas que vous ayez les connaissances nécessaires ni les moyens techniques pour organiser un tel sacrifice.
— Ce n’est pas une question.
— Comment vous êtes-vous procuré les acides ?
— À l’hôpital. Tout est dans le dossier.
— Les insectes ?
— J’ai collecté les œufs, les bestioles sur des charognes. Des cadavres d’animaux que je trouvais dans les décharges de Paterno et d’Adrano.
— Il y avait du lichen sous la cage thoracique de la victime. Où l’avez-vous trouvé ?
— Dans les grottes des falaises, près d’Acireale. C’est très connu chez nous.
Elle mentait. Le produit était beaucoup plus rare qu’un simple champignon. Il y avait aussi le scarabée africain. Je renonçai à en parler. Elle aurait sans doute aussi une réponse toute faite.
— Le corps présentait plusieurs stades de décomposition, ce qui implique des techniques de conservation distinctes — et complexes. Comment avez-vous fait ?
— On était en avril. Il faisait froid sur le chantier. Il suffisait de réchauffer certaines parties du corps et de laisser les autres exposées à la température extérieure.
Agostina ne quittait pas son sourire.
— Pourquoi avoir choisi des techniques si compliquées ?
— Question suivante.
— Vous ne voulez pas répondre ?
— C’est notre accord. Question suivante.
Je regardai ses mains : elles avaient la même blancheur que le visage. Des veinules bleues couraient sous la peau fine. Je ne pouvais imaginer de tels doigts plonger dans le corps de Salvatore, ni lui couper la langue.
— Pourquoi ce meurtre ? Quel était votre mobile ?
— Pourquoi je vous répondrais ? dit-elle, désinvolte. J’ai jamais rien dit à ce sujet. Ni aux policiers, ni aux juges. Ni même à mes avocats.
Le vent gémissait toujours. Je songeai à Luc et la jouai au bluff :
— Vous n’avez pas le choix. J’ai trouvé la gorge.
Elle éclata de rire. Un rire saccadé, qui s’acheva en un roulement grave.
— Tu mens. Si c’était vrai, tu ne serais pas ici, avec tes questions de flic de troisième zone.
Malgré le sarcasme et le tutoiement, je sentais que j’avais marqué un point. Agostina savait que j’avançais à tâtons mais le terme « gorge » prouvait que je suivais une autre piste que celle des flics de Catane. La seule piste valable — celle que je ne comprenais pas encore. Elle murmura :
— Je l’ai fait parce que je devais me venger.
— De qui ? De Salvatore ?
Elle hocha plusieurs fois la tête, avec enthousiasme, comme font les enfants pour répondre à une offre gourmande.
— Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
— Il m’a assassinée.
Salvatore en mari violent. Salvatore frappant Agostina à mort. Agostina se jurant de se venger et d’éliminer son mari. Je n’avais pas lu une ligne, une allusion sur de tels faits. Et quand on se venge de son mari, on choisit une méthode plus expéditive.
— Racontez-moi.
Agostina m’observait de ses yeux intenses. Des grains de sable tournoyaient dans l’air et se collaient sur mon visage maculé de sueur. Je répétai :
— Racontez-moi.
— Il m’a assassinée, quand j’avais onze ans.
— Quand vous êtes tombée de la falaise ?
— C’est lui qui m’a poussée.
Salvatore dans la peau d’un enfant meurtrier. Un môme en balançant un autre dans le vide, de sang-froid. Impossible. Agostina ajouta :
— Salvatore était brutal… nerveux… imprévisible. On a chahuté, au bord du précipice. Tout d’un coup, il m’a poussée. Juste pour voir.
— Vous n’en avez jamais parlé après l’accident.
— Je ne m’en souvenais pas.
— Et vous avez épousé Salvatore ?
— Je vous dis que je ne m’en souvenais pas.
— Qui vous a rendu la mémoire ?
— Tu me poses la question, ragazzo ?
De nouveau, le mufle écrasé du démon. Un ange déchu, mauvais, sournois, apportant cette révélation à la jeune femme, pour mieux lui inspirer sa riposte. Il ne me restait plus beaucoup de temps — trois minutes à l’horloge.
Quand je regardai à nouveau Agostina, sa bouche se tordait en un sourire atroce, dépravé. Les commissures de ses lèvres s’ourlaient en sens opposé, l’une vers le haut, l’autre vers le bas.
Je toussai et décidai de jouer son jeu :
— Le diable vous a soufflé la vérité, c’est ça ?
— Il est venu, oui, au fond de mon esprit…
Elle glissa sa main sous sa blouse et se caressa les seins. J’eus l’impression qu’un froid terrible envahissait la pièce.
— Il est votre inspirateur ?
Le froid, et aussi une odeur sourde, nauséabonde, putride.
Elle baissa sa main et la passa entre ses jambes.
— C’était un rêve…, murmura-t-elle. Il m’a ordonné, oui, mais son ordre était une caresse… Une jouissance. Depuis combien de temps t’as pas baisé, ragazzo ?
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