Pour l’heure, je notais seulement un début de réponse à une question ancienne : l’unital6. Pourquoi Luc s’intéressait-il à cette association de pèlerinages ? Parce que Agostina avait voyagé avec cette fondation. Elle en était même devenue une volontaire assidue. Que cherchait Luc au sein de l’organisation ?
Je passai aux photos de l’enveloppe. Agostina, âgée de quinze ou seize ans, faisant la révérence au pape Jean-Paul II. Agostina, vingt ans, poussant un fauteuil roulant parmi la foule de Lourdes, portant la voilette bleue des bénévoles de la cité mariale. Agostina au travail, enfin : frêle sourire et blouse blanche. Une sainte. Une figure d’humilité, qui promenait sa gentillesse et sa compassion au fil d’un quotidien sans histoire.
13 heures. Toujours pas de nouvelles de Michele Geppu, le questeur. J’étais seul dans cette grande salle, niché au fond du passé, à l’abri du présent — de l’éruption, de l’état d’urgence qui crépitait au-dessus de ma tête…
Je retournai dans les casiers et dénichai l’enveloppe « 2000 » d’Agostina. Rien de neuf. Le corps de Salvatore retrouvé dans un chantier. Agostina appréhendée chez elle. Ses aveux d’un bloc, mais sans un mot sur son mobile. Un tel dossier d’instruction aurait dû être réglé au plus vite. Pourtant, Agostina attendait toujours d’être jugée. La procédure n’en finissait pas. Je devinais que ses défenseurs — les fameux avocats du Saint-Siège — avaient mis leur grain de sel.
Il y avait encore des photos — le corps tel qu’on l’avait découvert. Je connaissais celles de Sylvie Simonis mais celles-ci n’étaient pas mal non plus. Membres rongés jusqu’aux os. Bassin fourmillant de vie larvaire. Torse crevé de plaies. Crucifix dans la bouche. Les équipes techniques, toutes masquées, paraissaient tituber face à la puanteur du corps.
Je levai les yeux — l’archiviste suivait l’évolution de l’Etna, rivé à une petite télévision. Discrètement, je glissai des clichés sous mon manteau. À la guerre comme à la guerre. Une photo du corps torturé ; le portrait anthropométrique d’Agostina ; et une autre où elle avait l’air d’un ange, sous sa voilette bleue. Je classai à nouveau les enveloppes, par ordre chronologique, et les disposai sur le comptoir. De la main, je saluai le maître du sous-sol.
Je voulais maintenant me rendre à Paterno.
J’avais besoin de respirer le théâtre du conflit.
Le CEP — Consorzio Edilizia Popolare — était un quartier d’immeubles à loyers modérés, groupés par blocs de quatre. Ce genre de cités avaient jailli dans les années cinquante partout en Italie. Un tel déferlement me faisait penser à une éruption volcanique, figeant tout sur son passage, comme à Pompéi. Le béton avait pétrifié ici la misère, le chômage, l’isolement des classes les plus démunies.
Pas un détail ne manquait. Façades de crépi sale, jardins qui ressemblaient à des terrains vagues, potagers qui voisinaient avec les parkings où mouraient des carcasses de voitures, arbres décharnés cadrant des aires de jeux vétustes. Je continuai ma route, croisant des réverbères brisés, des terrains de foot pelés. Ce n’était pas un quartier à l’abandon, privé de futur. C’était un monde où la mort constituait un état perpétuel. La seule ligne d’avenir.
J’aperçus une chapelle en préfabriqué, au toit de tôle ondulée, qui jouxtait une décharge publique. J’imaginais les habitants du quartier y priant pour la guérison d’Agostina et se cotisant pour son voyage à Lourdes. L’image provoqua un déclic. Le souvenir des mots d’Agostina dans son interview : « J’étais ordinaire, anonyme parmi les anonymes. Et c’est justement pour cela, je crois, que la Vierge Marie m’a choisie. » De la même façon, il ne pouvait y avoir meilleur quartier pour accueillir l’histoire d’Agostina. Parce que rien, absolument rien, ne distinguait Paterno.
On touchait là à l’essence de la tradition catholique — celle de la naissance dans l’étable, de l’aumône et des pieds nus. Celle qui proclame que « ceux qui ont faim seront rassasiés », « ceux qui pleurent seront consolés », que la misère sur terre s’ouvrira sur la félicité céleste.
Je trouvai l’immeuble d’Agostina : palazzina D, scala A — son adresse était inscrite au bas de sa photo d’identité judiciaire. Je sortis de ma voiture. J’étais venu pour respirer les lieux : je compris aussitôt que c’était la dernière chose que je pourrais faire. L’atmosphère était suffocante. Une violente odeur de soufre tournait ici en tempête.
Un homme jaillit de l’immeuble, le visage enroulé dans son écharpe. Je plaquai le col de mon manteau sur ma bouche et courus vers lui. Je lui demandai ce qui se passait. L’homme me répondit sans ôter son écharpe :
— Ce sont les salinelles ! Des pentes de boue saline qui entourent notre quartier. Quand il y a des éruptions, les gaz sortent de partout. Nos petits volcans personnels, quoi ! Ils sont connus dans la zone !
Je pris rapidement quelques photos et retournai à ma voiture, cherchant un coin à l’abri des émanations. Je stoppai près d’une aire de jeux déserte, à quelques blocs, où l’odeur était supportable. Un portique soutenait de vieilles balançoires. Pas mal pour une méditation solitaire.
Au son des cordes grinçant dans le vent, je repris ma réflexion. Le miracle d’Agostina : je n’étais pas sûr d’y croire. D’instinct, je me méfiais des manifestations divines spectaculaires. Depuis le Rwanda, j’étais un adepte d’une foi à la dure, solitaire, responsable. Dieu n’intervenait pas sur terre. Il nous avait laissés avec les moyens du bord. Il avait livré Son message, ainsi que la liberté de cheminer jusqu’à Lui. À nous de résister aux tentations, de nous arracher à la nuit. En un mot, de nous démerder. C’était toute notre grandeur : cette possibilité de nous « co-créer ».
Voilà pourquoi je me défiais des interventions surnaturelles. Le Seigneur aurait choisi tout à coup un élu et provoqué un prodige ? Cela n’allait pas dans le sens de la doctrine chrétienne. L’unique miracle qui pouvait survenir, au quotidien, était la montée de l’être mortel vers le Seigneur. Seule la foi pouvait dépasser notre condition. D’ailleurs, c’était ce qui survenait dans une guérison de ce genre. L’esprit humain plus fort que la matière : et c’était déjà beaucoup.
Agostina, c’était un autre problème. Le meurtre qu’elle avait commis — ou qu’elle prétendait avoir commis — changeait tout. Un miracle, c’était toujours l’histoire d’une âme sauvée. Je devinais pourquoi le Vatican avait délégué ses avocats. Ce n’était pas pour démontrer son innocence — Agostina plaidait coupable — mais pour limiter les dégâts. Le bruit autour d’elle. Le Saint-Siège avait commis une erreur monumentale en déclarant officiellement miraculé un tel monstre. Il fallait étouffer ce scandale.
La nuit tombait. Les pelouses glissaient dans l’obscurité, la cité s’effaçait. 17 heures. Et toujours pas de nouvelles de Michele Geppu. Glacé de la tête aux pieds, je décidai de rejoindre ma voiture et de passer plusieurs coups de fil.
Foucault, d’abord.
— Du nouveau ? attaquai-je.
— Non. La recherche internationale sur les meurtres n’a rien donné. Pour l’instant. On doit attendre.
— Et les entomologistes, dans le Jura ?
— Que dalle.
— Lève le pied sur le Jura. (Je songeai à Sarrazin et à sa susceptibilité.) Tu as vérifié s’il existait un lien entre l’unital6 et Notre-Dame-de-Bienfaisance ?
— Ouais. Et j’ai rien trouvé.
— Gratte encore sur la fondation. Leurs pèlerinages. Leurs séminaires.
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