— Rien. Excepté cette lettre.
— Et c’est urgent ?
— Urgentissime.
Il se passa la main sur le visage et soupira :
— Vous n’avez pas l’air d’être au courant, mais l’Etna est en train de nous péter à la gueule.
— Je n’avais pas prévu ces… circonstances extérieures.
Derrière moi, la porte s’ouvrit. Le questeur eut un geste impatient. La porte se referma aussi sec.
— Agostina Gedda… (Son regard sombre ne cessait de se poser sur la lettre.) Le dossier d’instruction est à Palerme. L’instruction se déroule là-bas.
— Je veux simplement la rencontrer.
— Je n’aime pas cette affaire.
— Ce n’est pas un cas très attachant.
Il fit « non » de son front minéral :
— Il y a là-dedans un mystère. Quelque chose de non résolu.
— Puis-je la rencontrer, oui ou non ?
Le questeur ne répondit pas. Il avait toujours les yeux fixés sur ma lettre. Durant ces quelques secondes, il était de nouveau plongé dans l’affaire Gedda. Et ce bain ne semblait pas lui plaire. Finalement, il leva ses sourcils et prit un stylo.
— Je vais voir ce que je peux faire.
— Vous pensez que j’ai des chances de la voir… rapidement ?
Il griffonnait quelque chose, dans la marge de ma lettre.
— Je connais la directrice de Malaspina. Mais il y a les avocats d’Agostina.
— Ils sont plusieurs ?
Il posa sur moi son regard noir. J’y captai une lueur d’indulgence :
— Vous m’avez l’air de connaître le dossier aussi bien que moi.
— Je viens d’arriver à Catane.
— Cette fille est protégée par les meilleurs avocats d’Italie. Les avocats du Vatican.
— Pourquoi la curie romaine protégerait une meurtrière ?
Il soupira de nouveau et posa la lettre sur sa droite, à portée de main. Derrière moi, la porte s’ouvrit de nouveau. Cette fois, le questeur se leva :
— Étudiez votre dossier avant d’aller voir le phénomène.
Il traversa la pièce d’un pas serré. Des officiers l’attendaient sur le seuil. Il jeta par-dessus son épaule, à mon intention :
— Laissez-moi vos coordonnées. Je vous appelle dans la journée. Au plus tard, demain matin.
Les nuages avaient disparu. Le ciel bleu accusait seulement la zone, très noire, du volcan. J’allai boire un café, non loin du quartier général des carabiniers. Je ne savais pas trop quoi penser des promesses du questeur. Il existe un axiome universel : plus on descend vers le sud, plus rigueur et fiabilité s’amenuisent, comme si ces deux valeurs fondaient au soleil.
J’appelai les renseignements téléphoniques, en quête de l’adresse du principal journal de Sicile, L’Ora. Puis repris la voiture et découvris la cité sous le soleil. On était en plein automne mais c’était ici un automne éblouissant, nappé de pollen de lumière. Sur la ville sombre, cette pulvérulence évoquait du sucre glace sur un gâteau au chocolat. Catane, ville en blanc et noir, où la lave et le soleil ne cessaient de s’affronter, de s’opposer, mais aussi de se répondre, produisant des reflets perpétuels, des éclaboussures incandescentes.
La circulation ne s’arrangeait pas. Des barrages fermaient les voies d’accès au nord, des camions d’entretien roulaient au pas, déblayant les cendres de la chaussée. Les embouteillages viraient à la commedia dell’arte : les automobilistes sortaient le buste par la portière pour insulter les carabiniers, qui leur répondaient par un bras d’honneur.
Je trouvai les locaux du journal, via Santa Maria delle Salette. Ils tenaient plus de l’architecture officielle — sénat ou palais de justice — que d’une rédaction moderne. Je me garai n’importe où, pour rester dans le ton, et franchis le haut portail. Les archives étaient au sous-sol. Je me dirigeai vers les ascenseurs, me frottant à plusieurs groupes de journalistes partant au galop.
Un étage plus bas, au contraire, calme total. Une salle vitrée était tapissée de casiers métalliques et de lucarnes en bois, qui débordaient d’enveloppes kraft. Au centre, un comptoir soutenait des tables lumineuses et des ordinateurs de recherche. Je retrouvai là, dans cette pièce mal éclairée, l’atmosphère que j’avais si souvent sentie dans d’autres archives où m’avaient mené des enquêtes ou pour des recherches concernant mes missions humanitaires. C’était la même impression de caveau et de poussière, de secrets endormis où battait encore, très faiblement, le cœur des faits divers. Les arcanes de l’âme humaine…
Un archiviste m’orienta. Sur chaque écran, je pouvais faire une recherche par thème, par nom, par date. Le logiciel m’indiquerait le casier où fouiller. Ensuite, c’était la plongée dans les strates de papier.
Je tapai le nom d’Agostina Gedda. Une entrée à la date de l’année 2000 apparut. Puis, au bout de quelques secondes, l’ordinateur afficha une autre année — 1996 —, puis une autre encore — 1984. Qu’avait-il pu arriver à Agostina, âgée seulement de douze ans, pour bénéficier d’une série d’articles dans L’Ora ?
Je commençai par le début et trouvai, dans les compartiments, l’enveloppe de 1984. Je la portai jusqu’au comptoir puis demandai d’un geste au maître des lieux, derrière son bureau, si je pouvais fumer. Contre toute attente, l’homme me répondit par un large sourire.
Une cigarette pincée entre les lèvres, j’ouvris l’enveloppe. Elle contenait plusieurs articles découpés et des photos d’une petite fille à l’allure chétive. Certains clichés la montraient sur un lit d’hôpital. Dès la lecture des titres, je compris les allusions de Callacciura et du questeur. La meurtrière n’était pas une femme comme les autres. Agostina Gedda était une miraculée. Une miraculée de Lourdes.
L’Ora — 16 septembre 1984.
MIRACLE À CATANE
À douze ans, elle guérit en une nuit d’une gangrène mortelle !
Notre ville est habituée aux histoires uniques, aux personnages extraordinaires, qui font de Catane un des fleurons de la Sicile. L’histoire d’Agostina Gedda en est un nouvel exemple. Oui : il se passe des choses merveilleuses dans notre cité !
À l’origine, Agostina Gedda est une petite fille comme les autres. Fille d’un menuisier de Paterno, dans la banlieue de Catane, c’est une enfant douce, appliquée, qui obtient de bons résultats à l’école.
Un dimanche de février 1984, pourtant, tout bascule. Jouant avec des amis de son âge, pendant que leurs parents sont à la plage, à Taormina, Agostina fait une chute d’une dizaine de mètres et perd connaissance. L’enfant est aussitôt hospitalisée, à la Clinique Orthopédique de l’Université de Catane — elle souffre de fractures aux deux jambes, mais aucune blessure n’est mortelle.
Agostina passe cinq jours à l’hôpital puis rentre chez elle, plâtrée. Au bout de deux semaines, elle se plaint de douleurs. Du pus suinte de ses jambes. Retour à l’hôpital. Les médecins ouvrent en urgence ses plâtres. Les blessures n’ont pas cicatrisé : c’est la gangrène.
Les spécialistes évoquent déjà l’amputation. Sophia, la mère d’Agostina, s’effondre. Le père, au contraire, exige des explications. Les docteurs ne peuvent se prononcer. En réalité, ils le savent déjà : Agostina est condamnée. Sa mort n’est qu’une question de semaines. Même l’amputation est une opération inutile…
À Paterno, un mouvement de solidarité se constitue. De porte en porte, une collecte s’organise pour offrir à Agostina le voyage de la dernière chance : un pèlerinage à Lourdes. Une association renommée en Italie, l’unital6, organise des périples dans la cité mariale. Si les Gedda l’acceptent, Agostina pourrait être du prochain voyage…
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