J’acquiesçai. Comment deux meurtres si semblables pouvaient-ils avoir été commis par deux êtres distincts ? Et bien d’autres détails ne collaient pas. Je repris :
— Un tel meurtre demande des connaissances spécifiques, des matériaux rares.
— Agostina était infirmière. Elle avait accès à des substances acides. Quant aux insectes, elle a prétendu qu’elle les collectait sur des charognes d’animaux, dans les décharges. Difficile à vérifier.
Je tendis les doigts vers le dossier. Callacciura plaqua sa main dessus :
— Je dois aussi t’avertir.
— Quoi ?
— Il y a au fond de cette affaire un élément… mystique.
J’aurais plutôt dit : maléfique. Il continua :
— Il n’y a pas que les flics sur ce coup. Le pouvoir religieux s’intéresse au cas Agostina.
— Quel pouvoir religieux ?
— Le seul, l’unique : le Vatican. C’est le Saint-Siège qui a défendu Agostina. Ils ont envoyé leurs avocats.
— Pourquoi ?
Le substitut eut un sourire voilé :
— Tu verras par toi-même.
Il sortit de sa poche un papier plié. Un billet d’avion électronique pour Catane.
— Je t’ai pris un billet en business. Tu le paieras à l’aéroport. Tu as les moyens, si je me souviens bien.
— Tu penses à mon confort ?
— Je pense à ton allure. Tu auras accès au Caravaggio Lounge, le salon VIP. Il y a des douches. De quoi te refaire une beauté.
Une enveloppe se matérialisa entre ses mains :
— Ça, c’est une lettre pour Michele Gepu, le chef de la Questura à Catane. Normalement, avec lui, toutes les portes s’ouvriront. J’allais le remercier mais Giovanni leva la main :
— Pas d’effusions. Maintenant, tu vas aux toilettes. Un de mes hommes t’y attend. Tu lui donnes ton arme.
— Mais…
— N’abuse pas de ma gentillesse. Tu connais la règle : un seul miracle à la fois.
Sur ces mots, il se leva et me fit un clin d’œil :
— Je veux un rapport détaillé dès que tu auras du nouveau. (Il simula un frisson.) Je suis un col blanc. Tes histoires de meurtres, ça m’excite !
Même sous la douche brûlante, je ne parvenais pas à me réchauffer. Un peu comme ces plats surgelés que je tentais parfois de cuisiner : chauds à l’extérieur, mais toujours glacés à l’intérieur.
Dans les thermes du salon Caravaggio, je me rasai et changeai de costume. J’eus enfin assez de lucidité pour affronter mon hypothèse du jour : l’assassinat de Sylvie Simonis ouvrait la porte à une autre réalité, dépassant le meurtre rituel. Un savoir interdit, une logique supérieure qui valait qu’on tue pour la préserver. Voilà pourquoi on avait tenté de m’éliminer. Luc avait dit : « J’ai trouvé la gorge. » J’étais en route vers cette gorge. Je ne savais pas ce que cela signifiait, mais mes poursuivants de cette nuit, eux, le savaient.
Dans l’avion, je feuilletai le dossier de Callacciura. Rien de plus que ce qu’il m’avait raconté de vive voix. Le corps de Salvatore avait été découvert au nord de Catane, sur un chantier abandonné. Agostina Gedda avait été arrêtée chez elle quelques heures après. Elle n’avait opposé aucune résistance et avait tout avoué, le jour même. Elle prétendait avoir volé les acides à l’hôpital et pratiqué les tortures là où on avait découvert le corps. Les enquêteurs avaient retrouvé les flacons, les sangles, les résidus organiques.
Agostina ne s’était pas expliquée sur les traces de morsures, le lichen ou la langue coupée mais elle connaissait ces éléments. On ne pouvait pas la soupçonner d’affabuler. Pourquoi ce meurtre ? Pourquoi tant d’atrocités ? Tant de complexité ? L’infirmière était demeurée muette.
La chemise contenait aussi les portraits des protagonistes. Salvatore Gedda était un jeune homme à l’expression douce et aux yeux clairs, ombrés de longs cils. Agostina avait un visage fin et régulier, sous des cheveux noirs coupés court. Des yeux sombres, brillant comme le fond d’un encrier, un nez mutin, une bouche en cerise. Son portrait était un cliché anthropométrique. Pourtant, au-dessus du panneau portant son nom, la femme resplendissait d’une clarté, d’une innocence qui tranchaient violemment avec le contexte.
L’avion amorça sa descente. Près de 18 heures. La nuit tombait sur la Sicile. Plusieurs voyageurs, occupant la rangée de sièges opposée à la mienne, se penchaient vers les hublots. Certains d’entre eux filmaient, d’autres prenaient des photos. J’étais étonné par leur enthousiasme. Dans l’obscurité, Catane ne devait pas offrir une vue extraordinaire, d’autant plus que la cité est construite en lave noire.
Dès l’atterrissage, je passai la douane et cherchai les agences de location de voitures. De nouveau, l’activité dans l’aéroport me parut étrange. Des équipes de télévision regroupaient leur matériel. Des patrouilles de soldats traversaient le hall au pas de course. Avais-je manqué quelque chose ?
Je choisis le seul stand qui n’était pas pris d’assaut par les reporters. J’optai pour un modèle discret — une Fiat Punto, catégorie C — et signai les feuillets que l’agent me présentait. Je demandai :
— Vous connaissez un bon hôtel, à Catane ?
— Aucun problème.
L’homme plongea sa main sous le comptoir et attrapa un plan.
— Journaliste ?
— Pourquoi journaliste ?
— Vous ne venez pas pour l’éruption ?
— L’éruption ?
L’homme éclata de rire.
— L’Etna s’est réveillé hier. Une chance que vous ayez pu atterrir. Demain, la piste sera couverte de cendres. C’est sans doute le dernier vol avant longtemps.
— Vous n’avez pas l’air inquiet.
— Inquiet ? Pas du tout. On a l’habitude !
L’état d’urgence était pourtant instauré.
Sur la route, les Carabinieri avaient organisé des barrages, empêchant les véhicules de prendre la direction du volcan. J’allumai la radio et trouvai une émission d’informations. L’éruption de ce 28 octobre n’était pas ordinaire. Le volcan n’avait pas atteint une telle intensité depuis des dizaines d’années. Des fissures s’étaient produites sur deux versants à la fois. Une première éruption sur la face nord, aux environs de 2 heures du matin, avait ravagé le site touristique de Piano Provenzana, à 2 500 mètres d’altitude. Puis une autre fissure s’était creusée versant sud, s’approchant d’un autre refuge, au-dessus du village de Sapienza. On parlait maintenant de failles gigantesques, s’ouvrant sur deux kilomètres de largeur.
Je coupai la radio. Il me semblait entendre un grondement sourd, ponctué de déflagrations. Je m’arrêtai sur la bande d’arrêt d’urgence et tendis l’oreille. Oui : des coups de tonnerre brefs, compacts. Les détonations de l’Etna dans les ténèbres. Je pouvais sentir, sous le tapis de sol, les ondes sismiques.
Je démarrai de nouveau, plus fasciné qu’effrayé. D’après mon plan, je roulais du côté sud du volcan. Je discernais déjà la lueur rouge d’une des failles, ainsi que les fontaines et les coulées de lave en fusion, qui dessinaient des traînées dans la nuit.
Quand l’Etna fut bien en vue, je stoppai à nouveau. La route était sillonnée de véhicules filant à pleine vitesse, gyrophares allumés, sirènes hurlantes, dans une atmosphère de fin du monde.
Le volcan enneigé était coiffé d’un intense halo orangé, qui rappelait le jaune d’un œuf arasé, gigantesque. Tout autour, des projections lézardaient le ciel, particules de feu, éclaboussures de fusion, comme lancées à la catapulte. La lave s’écoulait sur les versants, lente, puissante, inéluctable. Je restai hypnotisé. Impossible de ne pas voir dans cette éruption un présage. Le souffle du diable m’accueillait. Je songeai à ce passage de l’Apocalypse de Saint-Jean :
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