Le 5 mai, Agostina part enfin, accompagnée de ses parents. Durant le voyage, l’enfant est heureuse. C’est la première fois qu’elle prend le bateau et le train ! Chacun s’empresse, lui offrant des friandises, la comblant d’attentions…
Mais à Lourdes, Agostina panique. Tous ces malades, ces estropiés qui arpentent les rues, ces vitrines pleines de statuettes, ces infirmières à voilette bleue. Elle ne comprend pas : pourquoi est-elle ici ? Va-t-on l’abandonner avec ces handicapés ? Lorsqu’on l’emmène dans les piscines, elle refuse de s’y baigner puis se laisse convaincre. Au contact de l’eau glacée — la température des bassins n’excède pas douze degrés —, Agostina pousse des hurlements. Elle ne s’y trempe pas plus d’une minute.
De retour à Paterno, l’enfant ne guérit pas. Son poids n’excède pas dix-sept kilos. Chaque jour, le pourrissement gagne du terrain. En juillet, la famille fête son anniversaire. Agostina a douze ans. Il ne lui reste plus que quelques semaines à vivre. Sa mère coud déjà les vêtements qui l’accompagneront dans sa tombe.
Le 5 août, à huit heures du soir, Agostina tombe dans le coma. Le sang ne circule plus dans son corps, provoquant l’anoxie du cerveau. Sophia appelle en urgence le médecin. Le temps que l’homme arrive, c’est le choc. Agostina apparaît, debout, se tenant au chambranle de la porte. Elle a réussi à marcher jusqu’à la cuisine. Son expression n’a déjà plus la gravité livide de la maladie.
Le docteur ausculte l’enfant. Aucun doute : la gangrène recule. Les jours suivants, des examens sont effectués à Catane. Même diagnostic. Agostina est en train de guérir. Elle affiche même des signes de cicatrisation. En une nuit, la petite fille s’est rétablie d’un mal incurable, sans le moindre traitement !
Pour les habitants de Paterno, cette histoire est bien connue. La nouvelle du miracle s’est répandue comme le son des cloches à travers la ville. Aujourd’hui, c’est à Catane qu’on commente le prodige alors que les médias d’Italie s’en emparent déjà.
Pourtant, monseigneur Paolo Corsi, du diocèse de Catane, s’est exprimé avec prudence lors d’une conférence de presse : « Nous nous réjouissons de la guérison d’Agostina. C’est une magnifique histoire d’espoir et de foi. Mais il faudra du temps, beaucoup de temps, avant que l’Église apostolique et romaine ne se prononce sur la réalité d’un miracle… »
Agostina a repris une existence normale. Elle a même participé à la rentrée scolaire, début septembre, comme n’importe quelle autre enfant de son âge. Mais nul n’a oublié qu’elle porte l’empreinte d’une expérience unique. Qu’on soit catholique ou non, on est forcé de constater qu’une guérison inexpliquée s’est produite quelques semaines après le pèlerinage à Lourdes. Même les plus sceptiques doivent en tirer des conclusions !
J’allumai une cigarette puis je scrutai de nouveau les clichés. Agostina, onze ans et demi, sur son lit d’hôpital. Agostina sur un fauteuil roulant, encadrée par le comité de soutien de Paterno. Agostina parmi un long cortège de handicapés, à lourdes…
L’infirmière était décidément une bonne cliente pour les journalistes de L’Ora. Miraculée à douze ans, meurtrière à trente : pas banal. Tirant une longue bouffée, je réfléchis. Je sentais, derrière la contradiction des faits, une logique interne. Il était impossible que des événements aussi antithétiques soient le seul fruit du hasard.
Je passai à la seconde enveloppe : avril 1996.
L’Ora — 12 avril 1996.
LE MIRACLE D’AGOSTINA ENFIN RECONNU !
Après une expertise de douze ans, Agostina Gedda a été reconnue par le diocèse de Catane et le Saint-Siège comme une authentique miraculée
Voilà près de douze ans qu’on attendait la nouvelle. Nul n’a oublié, en Sicile, l’histoire d’Agostina Gedda, guérie en une nuit d’une gangrène mortelle, après un pèlerinage à Lourdes. Tout le monde, à Catane, avait crié au miracle mais les membres de l’Église catholique s’étaient montrés réservés. Monseigneur Corsi, archevêque de Catane, avait prévenu : « Nous devons être très prudents. L’Église ne souhaite pas donner de faux espoirs aux croyants. Et le domaine médical n’est pas celui de l’Église. Pour nous prononcer, nous devons faire appel à d’autres spécialistes, dont les examens prendront des années. »
Douze ans, pas moins : c’est ce qu’il a fallu pour qu’un comité d’experts internationaux, désigné par le Saint-Siège, puis une commission du Vatican, statuent enfin sur le miracle. En premier lieu, la guérison a été attestée non seulement par un hôpital de Catane mais aussi par le Bureau des Constatations Médicales de Lourdes.
Le docteur Bucholz, responsable du Bureau, explique : « Avant de proclamer une « guérison subite et inexpliquée », nous devons nous assurer du caractère incurable de la maladie et de l’absence de traitement en cours. Quand la personne paraît guérie, nous attendons plusieurs années afin d’être certains que la rémission est définitive. Alors seulement, en collaboration avec l’Eglise, nous soumettons le dossier à un Comité Médical International, qui réunit une trentaine de médecins, neurologues, psychiatres de toutes nationalités, catholiques ou non. Au terme d’une étude approfondie, ces spécialistes admettent ou non le caractère inexpliqué de la guérison. »
Une fois que les médecins ont reconnu les faits, le Saint-Siège a repris le dossier et s’est chargé de la partie spirituelle du dossier. Monseigneur Perrier, évêque de Lourdes, commente : « Pour l’Église, la guérison physique n’est qu’un des aspects du miracle. C’est le signe extérieur d’une guérison plus profonde, sur le plan spirituel. Voilà pourquoi nous suivons toujours l’évolution psychologique de la personne guérie. Par exemple, nous rejetterions le cas d’une personne qui voudrait monnayer son expérience ou ne manifesterait aucune foi après sa guérison. Dans la majorité des cas, les miraculés ont un itinéraire spirituel sans faille, démontrant ainsi qu’ils ont aussi accédé à un état supérieur. »
Agostina Gedda répond à ce profil. Au fil des années, l’enfant est devenue infirmière et n’a plus cessé de se rendre à Lourdes afin d’aider des malades et les pèlerins. De l’avis de tous, Agostina est un être de douceur, qui n’a de cesse d’aider son prochain.
Lorsque vous la rencontrez, vous êtes d’abord frappé par sa discrétion et son humilité. À vingt-quatre ans aujourd’hui, elle rayonne d’une vraie lumière intérieure. Toujours installée à Paterno, elle partage sa vie avec Salvatore, son mari, qui travaille sur des chantiers électriques. Ils mènent une existence simple, louant un appartement dans le CEP (Conzorzio Edilizia Popolare), une des cités sociales de Paterno.
Aujourd’hui que son miracle est officiellement reconnu, comment vit-elle cette idée d’être une élue de Dieu ? Elle sourit, presque confuse : « Ma guérison n’est pas un hasard mais en même temps, rien ne peut expliquer cette intervention divine. J’étais une enfant comme une autre. Je priais à peine et j’avais une vision très naïve de la religion. J’ai beaucoup réfléchi depuis à ce mystère. Je crois que mon histoire est finalement en cohérence avec les Saintes Écritures. J’étais ordinaire, anonyme parmi les anonymes. Et c’est justement pour cela, je crois, que la Vierge Marie m’a choisie. Une enfant a été sauvée, c’est tout. »
La femme aux deux visages. Un vrai titre de film. Mi-ange, mi-démon. Comment expliquer qu’Agostina, désignée par Dieu, soit devenue la tortionnaire cinglée de son propre mari ? Feeling étrange, de nouveau. D’un côté, ces deux faits ne collaient pas — totalement antinomiques. De l’autre, un lien, encore inconcevable, devait exister entre le miracle et le meurtre…
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