Le pur tableau de ma mort. Une fraction de seconde, je restai subjugué par la beauté de l’image : les lampes filant sur la tôle lustrée, les phares s’irisant en lignes roses sous l’arc de la voûte, le tueur arc-bouté sur son arme… Une parfaite machine de guerre, lisse, précise, implacable.
Cette fois, j’accélérai à fond.
Audi contre BMW — le duel se tenait.
J’avalais l’asphalte, le béton, les lumières. Le défilement des lampes prenait une rapidité hypnotique. Dans mon rétroviseur, pourtant, la BM se rapprochait encore. Le moment ou jamais de riposter. J’arrachai le Velcro de mon étui et dégainai.
Je me retournai et braquai mon 9 millimètres Para. Je ralentis. La calandre se rapprocha. Je hurlai et appuyai sur la détente. Par la force du recul, le flingue faillit m’échapper mais je vis, en un cillement, la BMW piler d’un coup, chassant par l’arrière et crissant dans la fumée du freinage. Presque une victoire.
Le ciel, la neige, puis un nouveau tunnel en vue.
Le modèle à colonnes, construit à flanc de roche.
Mû par une inspiration, j’attendis l’ultime moment avant l’entrée puis braquai à droite, attrapant la voie de chantier qui montait au flanc de la falaise. Le temps d’un rebond dans les caillasses et je roulais sur le toit du tunnel. La berline s’était engouffrée dans la bouche d’ombre derrière moi. Un nouveau répit. De courte durée. La bagnole allait simplement m’attendre à la sortie…
À ce moment, j’eus la tentation de tout larguer et de fuir à pied. Mais pour aller où ? Me perdre en pleine montagne ? Mes poursuivants devaient être équipés de détecteurs thermiques. La chasse à l’homme ressemblerait plus encore à une traque au gibier.
Je passai la première et roulai au pas, éteignant mes phares. Je bringuebalai ainsi sur un sentier de cailloux, cherchant une idée, une issue. La neige redoublait et les bords de la chaussée se perdaient dans les ténèbres.
Enfin, le chemin s’inclina de nouveau pour rejoindre la route. Je n’avais pas trouvé de solution. Mais le calme environnant me redonna un espoir. Au bord de la chaussée, je stoppai et guettai : pas le moindre son de moteur, aucune trace de phares. La première, encore, puis lentement, très lentement, la route. Aucune voiture. Avaient-ils abandonné la poursuite ? Avaient-ils continué tout droit, renonçant à m’éliminer ?
J’appuyais sur le levier de vitesse quand tout devint blanc. Les phares. Le xénon. Pas derrière moi, ni devant moi. Au-dessus de moi ! Je me recroquevillai sur mon siège et attrapai mon rétroviseur, cherchant les lumières dans le cadre. Les hommes étaient postés sur le toit du tunnel.
J’imaginai ce qui s’était passé. À l’intérieur du boyau, ils avaient trouvé un autre accès à la voie de chantier. Ils étaient montés eux aussi, me suivant, phares éteints, jusqu’au bout du sentier. Puis ils s’étaient placés sur le promontoire — en position de tir.
Les balles se mirent à pleuvoir. Mon pare-brise éclata, mes vitres explosèrent, alors que je dérapais en tentant de démarrer. Mes pneus mordirent le bitume. Dans mon rétro, l’impossible survint : les deux phares volèrent comme deux boules de feu luminescentes dans la nuit. Les tueurs avaient directement foncé dans le vide. Leur châssis s’écrasa, dans une rage de neige et d’étincelles mêlées, puis bondit en avant. Le fracas me parut passer dans le sol. J’accélérai à fond et rallumai mes phares. La poursuite reprenait.
Sapins décharnés, muraille rocheuse, congères. La tempête se calmait. La visibilité était de retour. Je tentai de rassembler mes idées, Je n’en avais aucune. Rien, hormis la fuite jusqu’à la frontière et ses douaniers. Combien de kilomètres à tenir ? Trente ? Cinquante ? Soixante-dix ?
Nouveau coup d’œil au rétroviseur. Les deux yeux blancs étaient toujours là, jaillissants par intermittences, au rythme des virages. Soudain, une épingle à cheveux. Je freinai. Trop tard. Mes roues se bloquèrent, l’Audi fila dans son élan. Je braquai encore mais l’avant était déjà emporté.
Le talus qui enfle, la neige qui glisse, la collision, brutale, étouffée — et le moteur qui cale. Puis le silence. Je n’avais plus de souffle, le volant dans les côtes. Sonné, je trouvai la clé de contact. Le moteur renâcla, puis démarra. En marche arrière, je m’extirpai de l’amas de neige et manœuvrai sur la chaussée.
Malgré le contretemps, mes poursuivants ne m’avaient pas rattrapé. Lueur d’optimisme, aussitôt trahie par une défaillance sous mon pied. L’accélérateur ne répondait plus. Coup d’œil au tableau de bord. L’aiguille de température d’eau avait franchi la zone rouge. Qu’est-ce que c’était que ce nouveau bordel ?
Regard derrière moi : les phares au xénon n’étaient plus qu’à un virage. J’enfonçai ma pédale avec rage. Rien, aucune puissance. Je frappai mon volant, hurlai. Au moment de la collision, la neige avait dû s’entasser sous ma calandre et obturer le réseau de ventilation. Ma bagnole était en surchauffe. Déjà, la fumée s’échappait du capot. Cette fois, tout était foutu.
À cet instant, un panneau : SIMPLON DORF. Sans réfléchir, j’éteignis mes phares et pris cette bretelle, juste au moment où la BMW jaillissait derrière moi. Les tueurs m’aperçurent trop tard, emportés sur la voie principale. Dans mon dos, j’entendis leur coup de frein. Même en roue libre, je venais de gagner quelques secondes.
Une clairière, encombrée de pelleteuses, de bulldozers, de matériaux de construction — d’un coup de coude, je pris cette direction, toujours sur mon élan.
Je vis, droit devant moi, un amas de planches enneigées. Je fermai les yeux et laissai filer. De nouveau, le choc. De nouveau, l’écho de la collision dans mon corps. D’une poussée d’épaule, j’ouvris ma portière, toussai puis me propulsai dehors.
Le froid du sol fut ma première sensation. Je me relevai sur un genou et me planquai derrière un tas de parpaings. Sursis. Je pris conscience de la nuit, du silence. Il ne neigeait plus : la température était largement passée sous zéro.
Des portières claquèrent.
Je risquai un regard. Personne. Fuir à travers les bois ? Rejoindre le village ? Combien de chances de réveiller quelqu’un avant d’être repéré ? La peur me rattrapa. Les tremblements commencèrent. Des cristaux blancs se formaient sur mes sourcils, mes cheveux. Je gelais sur place. À tâtons, dans mes poches, je trouvai une paire de gants en latex et les enfilai maladroitement.
Des souvenirs percèrent ma mémoire, à propos du gel et de son processus de mort. Des missionnaires du Grand Nord, des oblats, rencontrés au séminaire de Rome, m’en avaient souvent parlé. D’abord, on tremblait — et c’était bon signe : le corps réagissait, tentait de se réchauffer. Puis on devenait impuissant à lutter contre le froid. On perdait alors un degré toutes les trois minutes. Les tremblements cessaient. Le cœur ralentissait et n’irriguait plus la surface de la peau ni l’extrémité des membres. La mort blanche était là. Quand on avait perdu onze degrés, le cœur cessait de battre, mais le coma était déjà survenu.
Combien de temps devant moi ?
Nouveau coup d’œil. Cette fois, je les vis. Ils marchaient avec précaution, fusil en main. Ils portaient de longs manteaux de cuir noir. Un nuage cristallin s’échappait de leurs lèvres. L’un d’eux se cogna contre l’angle d’un bulldozer. Il parut ne pas réagir, anesthésié par le froid. Ils étaient en train de geler, eux aussi. Nous étions pris tous les trois dans le même piège. Prisonniers de la nuit et bientôt pétrifiés comme des statues.
Je devais bouger. Faire n’importe quoi pour me réchauffer. Je basculai mon buste d’avant en arrière et, répétant ce mouvement plusieurs fois, tombai les coudes dans la neige, en silence. Ramper jusqu’aux pins pour au moins m’abriter du vent. Des pas, tout proches. Je roulai sur moi-même, dos au sol, et tentai de saisir mon automatique. Je dus agripper la crosse à deux mains : mes doigts ne répondaient plus.
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