— Vous sortez de l’église. Vous avez l’air sonné. Vous avez dû interroger Mariotte.
— Et si vous me parliez de votre propre enquête ? On gagnerait du temps.
— Je vous ai laissé la journée. Dites-moi ce que vous savez. Je verrai si ça vaut le coup de vous aider.
Je m’interrogeais sur ce changement d’humeur. Mais je n’avais plus rien à perdre. Je résumai l’affaire. Manon possédée. Sa mère l’éliminant pour tuer le démon en elle. L’élaboration de l’alibi. La vengeance de l’infanticide, quatorze ans plus tard.
Le gendarme conserva le silence. Il ne souriait plus.
— Qui a vengé Manon, selon vous ? demanda-t-il enfin.
— Celui qui l’aimait comme une sœur. Thomas Longhini.
— Vous l’avez retrouvé ?
— Non. Mais c’est ma priorité.
— Pourquoi aurait-il agi quatorze ans après ?
— Parce que justement, à l’époque, le gamin n’avait que quatorze ans. Son plan a mûri, sa détermination s’est intensifiée. Il avait promis de revenir, et il est revenu.
— C’est donc un fou furieux, lui aussi ?
Je ne répondis pas. J’eus un geste réflexe vers mon paquet de Camel. Allumer une clope ici : une profanation. Le silence s’installait à nouveau.
— À vous, maintenant. Où en est votre enquête ?
— À peu près au même point que vous.
— Vous êtes d’accord avec mes conclusions ?
— Je vous suis sur la culpabilité de la mère. Mais je n’ai pas plus de preuves que vous. Et je n’ai jamais pu consulter le dossier d’enquête. Il y a prescription sur un meurtre aussi ancien. À mon avis, le juge de Witt a détruit le dossier.
— Pourquoi ?
— Trop tard pour lui demander. Il est mort il y a deux ans.
— Sur l’auteur du meurtre de Sylvie, vous êtes d’accord ?
— Non. Pas Thomas Longhini. Impossible.
L’inflexion de sa voix impliquait une certitude.
— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous l’avez retrouvé ?
— Je ne l’ai jamais perdu de vue.
— Où est-il ? criai-je.
— Devant vous.
Une sensation de colle emplit ma bouche.
— Je suis Thomas Longhini. J’avais promis de revenir et je suis revenu. J’avais promis d’achever l’enquête et je suis devenu gendarme. Capitaine même, à Besançon. Quand Sylvie s’est fait tuer, j’ai réussi à avoir l’affaire.
— Les gens, ici, savent qui vous êtes ?
— Personne ne le sait.
— Je ne vous crois pas. Votre histoire est impossible.
— C’est la mort de Manon qui est impossible. Je n’ai jamais pu l’accepter.
— Vous avez toujours su que Sylvie était infanticide ?
— Quand j’étais adolescent, j’en étais sûr. Manon avait peur : elle craignait sa mère. Plus tard, j’ai douté. Maintenant, j’en suis convaincu à nouveau.
— Selon vous, qui a tué Sylvie ?
Il n’eut aucune hésitation :
— Le diable.
Je souris. Pas question de plonger dans une nouvelle histoire de superstition. Mais Longhini-Sarrazin se pencha sur moi :
— Il y a quelque chose que vous ne savez pas. Un élément capital pour comprendre les faits. Manon était réellement possédée. Le diable l’avait choisie.
C’était une conspiration. Une conspiration de cinglés ! Je rengainai mon flingue et actionnai ma poignée :
— J’en ai assez entendu.
Sarrazin bloqua ma portière :
— C’est le noyau de l’histoire. Alors, ayez les couilles d’aller jusqu’au bout !
Le goût de glu me séchait le gosier. J’avais la langue gonflée, la gorge pâteuse.
— J’étais avec elle quand tout ça s’est passé, reprit-il. On ne se quittait pas. Elle était devenue quelqu’un de différent. Un démon.
— Et aujourd’hui, le diable est revenu se venger, c’est ça ?
— Je ne vous parle pas d’un faune à tête de bouc. Je vous parle d’une puissance noire, qui a agi par la main d’un autre.
— Qui ?
— Je ne sais pas encore. Mais je trouverai.
— Quelles sont vos preuves ?
— C’est simple. Le diable se venge toujours de la même façon. Il y a eu d’autres cas de meurtres avec des insectes, du lichen, tout ça.
— Non. J’ai fait la recherche. À l’échelle nationale. Jamais personne n’a subi les tortures de Sylvie Simonis. Jamais aucun tueur n’a décomposé un corps avec de l’acide et des insectes.
— En France, non. Mais ailleurs, oui.
— Où ?
— En Italie. La Bête a frappé là-bas. À Catane, en Sicile. La Bête ne connaît pas de frontières.
Sarrazin parlait avec assurance. Suffisamment pour me coller un nouveau doute. Je vis passer le masque de Pazuzu puis revins à la raison. Il était toujours possible qu’un tueur se prenne pour le diable et rayonne en Europe. Sarrazin ajouta :
— En tout cas, votre pote, il était d’accord avec moi.
— Qui ?
— Luc Soubeyras.
— Vous l’avez vu ? Vous le connaissez ?
— On a bossé ensemble. Mais il n’était pas comme vous. Il croyait au diable. Vous, il fallait vous mettre à l’épreuve. C’est pour ça que je vous ai laissé vous démerder tout seul.
— Luc, où en était-il dans son enquête ?
— Comme moi. Comme vous. Après ça, il est parti en Italie. Plus jamais donné signe de vie.
Un flash, glace et feu mêlés. Une information de Foucault : Luc était parti pour Catane, en Sicile, le 17 août dernier.
— Voilà ce que je propose, dit Sarrazin. Vous partez en Italie. Je continue à creuser ici. C’est vous qui avez proposé de faire équipe. Je ne perdais rien à conserver un allié ici. Quant à moi, s’il existait réellement une piste en Sicile, je devais la suivre. Je saisis la poignée :
— Je vais d’abord vérifier votre information italienne. Si elle tient, je marche.
J’ouvris la portière. Sarrazin m’attrapa le bras.
— Avant de partir, retournez à Bienfaisance. Là où le corps a été découvert.
— Pourquoi ?
— Le diable, il a signé son crime.
Un bref instant, je songeai au crucifix, mais le gendarme parlait d’autre chose.
— Je dois chercher où ?
— Trouvez par vous-même. Tout ça, c’est une initiation, vous comprenez ?
— Je comprends. Vous avez des piles ?
— Pronto ?
Je venais de composer le numéro du cellulaire de Giovanni Callacciura, substitut du procureur de Milan. Un an auparavant, j’avais travaillé avec lui sur l’assassinat d’un médecin romain à Paris. Crime de sang pour moi, vengeance et corruption pour lui. Et une solide amitié entre nous.
— Pronto ?
Je coinçai mon combiné sous mon menton — la route serpentait de plus en plus rapidement. Le vent soulevait ma voiture par à-coups, alors que les cimes des sapins se penchaient sur le faisceau de mes phares. Je fonçais vers Notre-Dame-de-Bienfaisance.
— Sono Mathieu Durey.
— Mathieu ? Come stai ?
Le rire dans la voix. La fraîcheur dans l’intonation. À mille lieues de mon cauchemar. Je lui expliquai l’objet de mon appel. La nature du meurtre. La possibilité d’un crime identique, en Sicile. Mon italien était fluide sous ma langue. Le magistrat éclata de rire :
— Je ne pourrais jamais travailler sur des affaires pareilles. Trop glauques. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Trouve les infos sur ce crime, à Catane.
— O.K. Tu as l’année ?
— Non. C’est assez récent, je pense.
— Et c’est une urgence ?
— Ça brûle.
— Je fais la recherche de chez moi. Tout de suite.
Je le remerciai. Pas un mot sur le fait qu’on était dimanche et qu’il était 21 heures. Pas une remarque sur le fait que je n’avais pas appelé depuis six mois. Ma conception de l’amitié : aucun devoir, sinon celui de répondre présent au juste moment. Je ne lâchai pas la pédale d’accélérateur, gagnant toujours de l’altitude.
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